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Pierre Boutang, philosophe monarchiste

Daniel Laufer
La Nation n° 2047 24 juin 2016

Stéphane Giocanti n’est pas inconnu de nos lecteurs. La Nation (2 et 16 mars 2007) leur avait déjà servi un abondant aperçu de son fameux bouquin, à la fois élogieux et objectivement impitoyable, consacré à Charles Maurras. C’est aujourd’hui la haute figure de Pierre Boutang qu’il nous présente: une biographie alerte, vivante, précise, qui se lit d’une traite1.

Qui était Pierre Boutang? Un royaliste, un gaulliste? Un homme de gauche, un mitterrandiste?

Et qui parmi nos jeunes lecteurs, et même les moins jeunes, a lu son Ontologie du secret, chef-d'œuvre de métaphysique qui fut aussi la thèse universitaire qu’il finira par défendre à 56 ans?

Il a d’abord été un extraordinaire lecteur. Dès son enfance, non seulement il avale mais il enregistre toute la poésie qui passe à sa portée, Verlaine et Lamartine en particulier; il n’a pas besoin d’apprendre «par cœur»: il a douze ou treize ans quand son maître lui fait réciter en entier Le Marchand de Venise.

C’est bien le 20 septembre (et non le 21 comme l’indique par erreur le registre de la mairie) 1916 que naît à Saint-Etienne ce fils d’un contrôleur des Forges de Lyon, étant alors en service commandé pour le compte du contre-espionnage français à Berne. Pierre vouera toute sa vie une sorte de vénération à son père qui incarnait à ses yeux un royalisme aussi naturel qu’intransigeant, plus naturel qu’à Maurras lui-même, venu assez tardivement à la conception monarchique par la seule vertu de son intelligence. Pour Boutang, le roi est à sa patrie ce que son père est à sa famille.

Le petit Pierre apprend donc à lire dans L’Action française, dont il s’empare chaque soir pour la déchiffrer. Et c’est ainsi que peu à peu il entre dans la pensée de Charles Maurras, en qui son père voit l’homme qui seul pourra assurer la régénération d’une France tant mise à mal par la Révolution. Il n'en prendra pas moins ses distances ultérieurement, tout en restant fidèle sur l’essentiel.

Bagarreur, indiscipliné, passionné par les lectures du Corps glorieux ou vertu de la perfection2, puis de Platon, Dante, Kierkegaard, et bien d’autres par la suite, de tous les horizons, il fait ses humanités au Lycée Fauriel de Saint-Etienne, puis au Lycée du Parc à Lyon où il fait notamment la connaissance de Louis Althusser. En khâgne (les deux années de préparation à l’Ecole normale supérieure) son maître, admiré, est Vladimir Jankélévitch qui le sensibilise… à la musique, comme aussi plus tard Gabriel Marcel. Il nouera également des liens étroits avec le philosophe Jean Wahl à qui il évitera la déportation. Royaliste impénitent dans un entourage d’une gauche républicaine, plus ou moins athée, le voilà séduit par Spinoza et, inévitablement, par Nietzsche. Normalien en 1935, agrégé en 1939, il commence la rédaction de ses Carnets qui, bien qu’encore inédits, sont une source incontournable d’une pensée kaléidoscopique, 13 000 pages d’une écriture serrée et presque sans rature, dans lesquelles Giocanti a largement et heureusement puisé. On y suit Boutang dans ses lectures presque boulimiques: Shakespeare, T.S. Eliot, saint Thomas, Leibnitz, Kant, Heidegger… Il faut relever ici la capacité extraordinaire de Boutang de faire sienne en quelque sorte la pensée de tout écrit, de tout discours dont l’intelligence le frappe, sans pour autant que son sens critique lui fasse défaut.

C’est à Normale qu’il fait la connaissance de Marie-Claire Canque, normalienne et elle aussi agrégée en 1939, carrément de gauche. Il l’épousera enceinte en 1936 et vivra avec elle un mariage dont la solidité fondée sur l’engagement religieux a eu raison d’innombrables frasques, «des maux moindres que le serait l’oubli du sacrement du mariage». C’est dans ce temps-là qu’il s’approche personnellement de Maurras pour en devenir un disciple féal, sur tous les plans, antisémitisme antidreyfusard compris. Nous sommes à la veille de la guerre. L’Action française multiplie les avertissements, vitupérant dans un style brillant tout à la fois la démocratie des partis, source de tous les maux, les juifs, les francs-maçons, etc.

Dès octobre 1940, il est professeur au lycée Blaise-Pascal de Clermond- Ferrand où il lance avec ses amis royalistes un Cercle Charles Péguy en même temps qu’il collabore activement à L’Action française. Et voilà que, déçu par le «maréchalisme attentiste» et malgré les objections répétées du maître Maurras, Boutang quitte la France pour le Maroc, espérant contribuer aux opérations du débarquement avec Jean Rigault, un nationaliste monarchiste qui se met au service de ceux qui envisagent la reprise de la lutte contre l’Allemagne à partir de l’Afrique du Nord et avec l’appui des Alliés, et qui par ailleurs a été séduit par la plume de Boutang dans L’Action Française.

Commence alors la longue aventure de l’Afrique du Nord où s’affrontent, s’entendent, s’aiment, se haïssent, se réconcilient et se font tuer, officiers et diplomates américains, anglais et français, ces derniers offrant une constellation de pétainistes endurcis, de pétainistes- gaullistes, de gaullistes-royalistes, de républicains patriotes et même de communistes. Boutang finira par se rallier à de Gaulle, c’est-à-dire à la république et bien tardivement. Mais que fait-il au Maroc? Giocanti: «Boutang a maintenu le silence sur ses activités au Maroc et en Algérie, ne rapportant que des éléments généraux, parfois laconiques, d’autres fois contradictoires. On peut être sûr qu’il tente de jouer un rôle, tant auprès du comte de Paris qu’auprès de Jean Rigault, et qu’il voudrait profiter de l’évolution politique créée par ce dernier en Afrique du Nord pour faire entrer en scène le Prince.» Las! C’était compter sans de Gaulle – quand bien même celui-ci a eu affiché ses sympathies pour celui-là – qui a fini, comme on sait, par obtenir les pleins pouvoirs après l’élimination du général Giraud, ce «grand seigneur» tant admiré par Boutang. Cette admiration et son royalisme lui valent d’être écarté de l’Université jusqu’au 12 avril 1967. On en reparlera.

Notre philosophe revient en France en 1945. Interdit d’enseignement, vivant plus ou moins au crochet de sa femme qui restera un temps comme professeur de lycée à Rabat, il se lance dans le journalisme, donne des textes brillants à maintes revues, mais, dès 1947, à Aspects de la France surtout – qui a succédé à L’Action française ; il en devient rapidement l’éditorialiste principal. Hyperactif, il contribue régulièrement, sous un pseudonyme, au Bulletin de Paris et se lie avec Nimier, Jules Supervielle, Benoît Chantre, et surtout Gustave Thibon, tout en restant attaché à l’ami de toujours qu’est Gabriel Marcel. Mais il écrit aussi un Commentaire sur quarante-neuf dizains de la Délie, de Maurice Scève, poète qui le fascine depuis sa jeunesse. Il traduit T.S. Eliot, W. Blake, l’Apologie de Socrate, le Banquet de Platon, travaille à sa thèse, démolit J.-P. Sartre, publie entre autres Maurras, la destinée et l’œuvre (qui lui vaut un hommage d’Emmanuel Levinas) et bien d’autres ouvrages toujours marqués par une intelligence supérieure et une sorte de génie de la poésie. Il donne des conférences un peu partout, notamment à Lausanne où il est l’invité de la Ligue vaudoise; son chef, Marcel Regamey, lui consacre l’éditorial de La Nation du 30 octobre 1964. Sa position à l’égard des institutions, comme à l’égard des hommes au pouvoir, est toujours inspirée par le sens du bien commun tel que le définit Maurras. Il soutiendra le Général de Gaulle, en qui il voit celui auquel succédera le comte de Paris à la présidence de la République. Cependant il ne soutiendra pas Mgr Lefebvre, bien qu’il eût toujours préféré la messe en latin.

Mais sa «révolution» la plus remarquable, celle que l’on n’attendait pas de ce maurrassien fidèle, c’est non seulement l’abandon de toute forme d’antisémitisme, y compris «d’Etat», mais aussi le rapprochement avec les intellectuels juifs, avec la pensée juive. C’est ainsi qu’en 1967, alors qu’il vient de réintégrer le monde universitaire, grâce à M. Pompidou, il doit affronter pour sa première leçon au Lycée Turgot une bande de lycéens dont la plupart sont issus de parents rescapés de la Shoah. Il va se faire écharper (pensent ou espèrent ses supérieurs). Laissons la parole à Giocanti: «A la première séance, Boutang explique aux élèves médusés un conte hassidique de Martin Buber, et met en relation le jeûne de Kippour et la baleine de Jonas… Le voyage avait déjà commencé, note Michel Herszlikowicz Bar Zvi, l’un de ses élèves.» Il fut d’ailleurs le seul professeur à assurer ses cours au Lycée Turgot pendant les événements de mai 1968. Bar Zvi, qui deviendra professeur de philosophie à l’Université de Tel-Aviv, restera un familier des Boutang. Il leur rendra visite jusqu’à Collobrières, petite ville du massif des Maures où Boutang a acheté une maisonnette, Le Loup blanc, sans eau ni électricité, au pied du col de Babaou3. En 1967, au moment de la guerre des Six Jours, il prend fait et cause pour l’Etat d’Israël; La Nation française publie six articles écrits avec un tel feu qu’ils seront réimprimés en 2011, sous le titre La guerre des Six Jours, avec une postface du même Bar Zvi.

Ultérieurement il sera nommé maître de conférences à l’Université de Brest, puis en 1976 professeur de métaphysique à la Sorbonne, ce qui ne sera pas sans provoquer une levée de boucliers de quelques intellectuels à la mode, du genre Derrida, Luc Ferry, etc. La presse s’empare de l’affaire, mais ni L’Humanité ni Le Figaro ne soutiennent les protestataires. André Frossard écrit dans Le Figaro : «Un philosophe monarchiste est une rareté en France… Peut-être n’y en aura-t-il plus jamais d’autre sous la calotte des cieux. Et nous laisserions perdre son discours!» François Mitterrand met fin à la polémique dans le journal du parti socialiste, L’Unité. Le même style étincelant qui avait galvanisé les turbulents élèves du Lycée Turgot réduit au silence les gauchistes qui avaient annoncé qu’ils ne laisseraient pas parler le professeur à sa première leçon en Sorbonne.

Il enseigne à la Sorbonne jusqu’en 1984, poursuivant son séminaire à son domicile, à Saint-Germain-en-Laye.

Pierre Boutang n’était pas à proprement parler un créateur. Sa philosophie était directement inspirée de Platon, Aristote et saint Thomas d’Aquin, avec quelques emprunts à Heidegger, Rousseau et… Jean de la Fontaine. Aucun de ses enfants n’a poursuivi son œuvre, mais celui d’entre eux qu’il a quelque peu influencé sans du tout en faire son disciple, Pierre-André, illustre animateur de la chaîne Arte, a consacré avec l’aide de Benoît Chantre un remarquable DVD à René Girard.

Au printemps 1998, à la suite d’un AVC et d’une chute dans l’escalier, il doit être admis à l’hôpital de Saint- Germain-en-Laye, lui qui n’a jamais consulté de médecin depuis son service militaire. C’est là que lui rend visite le prince Jean, petit-fils du comte de Paris, qui fut son étudiant en Sorbonne. A la suggestion de Giocanti qui est là aussi, le Prince lui lit deux des fables qu’il préfère.

Il s’éteint le matin du 27 juin 1998.

Notes:

1 Stéphane Giocanti, Pierre Boutang, Flammarion, Les grandes Biographies, 2016, 457 p. Il existait déjà une biographie de Boutang, due à Jérôme Besnard, passée inaperçue, Muller, 2012, 156 p.

2 Charles Maurras «œuvres capitales I – Les Vergers sur la mer – Corps glorieux ou vertu de la perfection» in Les retours à l’attique, pp. 271 & ss., Flammarion, 1954.

3 Le soussigné, qui a passé maintes fois à pied, à vélo, à moto et en auto, devant cet étrange repaire, regrette beaucoup de ne s’y être pas arrêté.

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