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L’impitoyable alexandrin

Charlotte Monnier
La Nation n° 2048 8 juillet 2016

Deux fois six, quatre fois trois ou trois fois quatre, qui égalent douze, on croit avoir compris l’idée, être en mesure de le prononcer et même de le déclamer, mais non.

L’alexandrin, quoiqu’aussi vieux que Phèdre, Andromaque, Chimène et Rodrigue ne cesse de faire polémique. On le dit parfait et on le veut absolu mais personne ne se met d’accord sur la juste façon de le déclamer. Pourquoi? Est-ce là encore une de ces infinies querelles entre les anciens et les modernes d’une même époque? Ça ne serait pas la dernière. En ce qui concerne le théâtre, encore moins.

D’un point de vue purement formel et littéraire, l’alexandrin est un vers de douze syllabes, séparé en deux parties égales et distinctes à l’endroit de l’hémistiche. Il répond à un nombre important de règles métriques et contraintes littéraires comme, entre autre, une alternance parfaite entre rimes masculines et rimes féminines. La rime féminine étant caractérisée par un son caduc, soit un E muet, toutes les autres rimes sont qualifiées de masculines.

Pour l’acteur qui s’y consacre, parfois toute une vie durant, ou l’apprenti comédien qui s’y exerce, il est interdit de faire l’impasse sur l’hémistiche. Cela signifie que la moitié d’un alexandrin ne peut se trouver au milieu d’un mot. Aucun vers classique – que nous prenons comme référence suprême – ne contient un mot à cheval entre les sixièmes et septièmes syllabes. L’hémistiche doit être remarquable et marquée. Il est donc également impossible que la sixième syllabe s’achève sur un E muet si la syllabe d’après, soit la septième du vers et la première d’un nouveau mot, commence par une consonne. En effet, puisque le E muet doit impérativement être distinctement prononcé et non mis au service d’une liaison, la présence d’une consonne au début de la septième syllabe d’un alexandrin annulerait l’hémistiche.

Concrètement, si l’alexandrin continue aujourd’hui plus que jamais de susciter le débat, c’est principalement en raison de l’existence si spécifiquement française du E muet, aussi appelé «son caduc». Doit-il être prononcé franchement, subtilement ignoré ou carrément supprimé? Comment justifier l’indépendance syllabique totale d’un son officiellement muet, à l’heure où nos parlers quotidiens se débarrassent au maximum des sons et syllabes superflus?

Nous adoptons dans cet article un point de vue que nous ne craindrons pas de qualifier de puriste. Nous pensons en effet qu’il n’existe qu’une seule et unique façon de prononcer et de déclamer un alexandrin, à savoir d’une traite et sans respiration ni véritable césure, hormis le respect de l’existence de l’hémistiche. L’alexandrin reproduit à nos yeux la parole dans sa forme la plus absolue en ce qu’elle n’interrompt pas la pensée de son interlocuteur.

«Je le vis, je rougis, je pâlis à sa vue.

Un trouble s’éleva dans mon âme éperdue.»

Il est impensable que, malgré l’unité sémantique des six premières syllabes de ces deux vers légendaires, l’acteur respire ou marque une césure à l’endroit de l’hémistiche. Cette dernière interruption signifierait automatiquement un temps de réflexion supplémentaire, qui viendrait contredire la sincérité du vers et, partant, de l’acteur qui le prononce. La respiration à l’intérieur d’un vers classique doit donc être bannie. En revanche, la respiration avant le début de chaque vers est strictement obligatoire, même si la phrase syntaxique ne s’achève pas à la rime.

«Non, non, je ne veux rien. Je vois que vous voulez

Etre à Monsieur Tartuffe et j’aurais quand j’y pense

Tort de me détourner d’une telle alliance.»

(Dorine, Acte II, scène 3, Tartuffe)

Ces trois vers concentrent toutes les difficultés de l’alexandrin: rupture de jeu à l’hémistiche, brusque changement d’intention, interdiction de respirer au milieu du vers, même s’il contient une fin de phrase, et obligation de respirer au début de chaque vers, même s’il se trouve être la suite logique et syntaxique de la fin du vers d’avant.

Ce que nous retiendrons donc, c’est que si un vers contient la fin d’une phrase syntaxique, il ne contient pas systématiquement la fin d’une phrase lyrique au sens classique du terme. Il convient donc, pour l’acteur, d’exprimer que la fin de sa phrase ne signifie pas la fin de sa prise de parole et de la matérialisation, en direct, de sa pensée.

Avant de conclure, l’auteur de cet article vous propose à titre ludique de prononcer les trois derniers vers cités en respectant la syntaxe, sans marquer un temps d’arrêt dans le raisonnement au milieu du vers et sans interrompre l’émission de la parole ni respirer. A vous de jouer.

Victor Hugo, près de deux cents ans plus tard, n’est donc pas aussi scandaleux que ne le dit l’histoire de son Manifeste du romantisme, mis en préface à Hernani, en 1857.

«Serait-ce déjà lui? C’est bien à l’escalier

Dérobé. Vite ouvrons. Bonjour beau cavalier.»

L’alexandrin est éclaté, presque indiscernable à l’oreille. Et pourtant, il conviendra pour l’actrice, dans le rôle de Doña Josefa, de prononcer ces vers en appliquant les mêmes règles strictes et rigoureusement classiques. Nous rappelons en effet que, n’en déplaise aux partisans d’un théâtre moderne qui s’adapterait à son époque et à sa façon de parler, nous défendons un théâtre qui respecte les règles en fonction desquelles il a été écrit.

Pourquoi chercher le naturel à tout prix? Il s’agit d’alexandrins, soit de vers inconditionnellement formés de douze syllabes qui, chacune, répondent à un nombre important d’exigences tant formelles que d’ordre interprétatif. Que reste-t-il de naturel à cela? Nous sommes donc d’avis que la vraisemblance, thème omniprésent d’ailleurs dans La Poétique platonicienne, relève davantage de la sincérité de l’acteur que d’un quelconque effet de réalisme, condamné à l’artifice… invraisemblable.

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