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Les petits ports du golfe de Thonon

Jean-François Cavin
La Nation n° 2049 22 juillet 2016

L’horaire d’été de la Compagnie générale de navigation sur le lac Léman (CGN) nous a apporté une bien triste nouvelle: les petits ports du golfe de Thonon ne sont plus desservis. Ce n’est pas tout à fait inattendu. Les grandes croisières des vapeurs conduisant à Genève par tous les ports de la côte française ne sont plus qu’un souvenir depuis longtemps déjà. Il a fallu se contenter ensuite, sur de moins grands bateaux, d’aller d’Evian à Yvoire via Thonon. Puis la liaison entre Evian et Thonon est tombée à l’eau, si l’on ose dire; il n’était plus possible de visiter le golfe qu’entre mi-juillet et mi-août, par un unique aller- retour d’Yvoire à Thonon, sur des embarcations toujours plus modestes, enfin sur le petit Colvert, le minime de la flotte. Et maintenant, plus rien. Adieu le petit port de Séchex aux eaux vertes, le sourire de Sciez avec ses plaisanciers amarrés en nombre, les baigneurs d’Excenevex sur la grande plage de sable fin sans pareille autour du Léman!

Il est vrai que si ces lieux charmants faisaient la joie des passagers du bateau de ligne, ils ne faisaient pas le beurre de la CGN. L’accostage était inutile neuf fois sur dix, l’embarquement d’un touriste étant rarissime. Et les communes françaises de ce littoral ne déboursent sans doute pas grand-chose, ou même rien, pour assurer le service horaire. Rationnellement, on ne peut donc en vouloir à la Compagnie d’en tirer les conclusions commerciales. Mais sentimentalement...

Car le golfe de Thonon, pour nous Vaudois du chef-lieu et du Haut-Lac, c’est «ailleurs». Non seulement on y voit le lac à l’envers, mais, du fond de quelque anse verdoyante, on oublie le majestueux croissant lémanique pour ne plus contempler que les doux rivages d’une contrée secrète. On découvre de belles demeures seigneuriales aux immenses toitures; on devine de fraîches campagnes épargnées par la culture intensive. Tout un joli pays dont on ne fait que soupçonner l’existence depuis Ouchy, car il est aux trois quarts caché par le cap de Ripaille; et du reste si lointain… C’est «ailleurs», on vous dit. Je connais un couple de chez nous qui, lorsqu’il était saisi d’une soudaine envie d’évasion mais n’avait que deux jours libres, embarquait pour Séchex et prenait une chambre à l’Hôtel des Cygnes, dit aussi «chez Jules», dégustant le soir venu sur la vaste terrasse le fameux poisson pêché par le patron lui-même – le patron est pêcheur de père en fils depuis quatre générations.

Les autres villages riverains, Meillerie, Amphion, Chens (dont le port portait autrefois le joli nom de Tougues) sont aussi délaissés. C’est à leurs débarcadères que nous avons appris ce qu’est la guerre. Enfants, lors de la croisière estivale que nous offraient nos parents, nous y découvrions les mutilés de 39-45, unijambistes ou manchots, qui attendaient que le jour passe en devisant et taquinant la perchette; vaillants soldats, pauvres infirmes: nous imaginions l’horreur des combats, la pluie des obus qui les avaient démembrés; les plaies de leurs corps et celles de leur pays. C’était une leçon d’histoire et un élan de sympathie.

Car nos voisins d’en face et leur terre, séparés de nous par une frontière et par dix kilomètres d’eau profonde, nous sont tout de même proches. Qu’on pense aux vendangeuses d’autrefois, au névé prenant la forme d’une vache au moment de la fonte (ce qui donne, pour les courageux, le signal du premier bain), aux mythiques Savoyardes dont la lessive, faite de longues écharpes de nuages, annonce la pluie, à leur Dent d’Oche dont la présence massive oriente nos regards et rassure nos âmes, à la fraternité internationale des sociétés de sauvetage. Le cabotage en côte française nous faisait vivre un peu avec nos vis-à-vis. On a vu Meillerie progressivement désertée et, volets clos, façades lépreuses, s’approchant de la ruine; puis restaurée peu à peu grâce aux frontaliers. On passait au large des dragues de la Drance en imaginant les rudes vallées d’où roulaient les cailloux et coulait le sable. On a mesuré la transformation d’Amphion, modeste village de pêcheurs devenu une capitale de l’embouteillage. Devons-nous dire adieu à tant de souvenirs, de découvertes et d’amitié transfrontalière?

La nostalgie est douce; mais mieux vaut qu’elle débouche sur l’action. Nous suggérons donc que la CGN, deux ou trois fois durant l’été, propose une croisière spéciale, «Les petits ports de France», pour nous montrer autre chose que la super-touristique Yvoire et les quais d’Evian. D’Ouchy, cap sur Hermance, suisse certes, mais collée à la frontière et si charmante. Puis notre navire remontera par tous les ports savoyards – Tougues, Nernier, Yvoire quand même, Excenevex, Sciez, Anthy-Séchex (on pourrait faire escale un quart d’heure pour prendre un verre «chez Jules»), Thonon où le sous-préfet viendra nous saluer, Amphion, Evian bien sûr, Meillerie. Un dépliant mentionnera les curiosités du parcours. Le restaurant du bateau servira un friand crépy et de la tomme de Savoie. L’offre aura du succès, vous verrez: je ne serai de loin pas le seul passager.

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