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L’abeille philosophe et politique

Jean-François Cavin
La Nation n° 2050 5 août 2016

Ces frères Pierre-Henri et François Tavoillot sont, le premier philosophe professionnel en Sorbonne et amateur de miel, le second apiculteur professionnel en Haute-Loire et philosophe amateur. Ils ont publié l’an passé, en fraternelle association, un livre intitulé L’abeille (et le) philosophe – Etonnant voyage dans la ruche des sages qui vaut largement la lecture tant il est – vu le sujet – piquant et délicieux.

C’est que l’abeille accompagne, nourrit, façonne même la pensée humaine depuis toujours. Elle est présente aux origines, avant Zeus lui-même, puisque le roi des dieux, échappant à la boulimie destructrice de son père Cronos, fut nourri par des nymphes de lait et de miel. Voici ce qu’en disent MM. Tavoillot: Ouranos, le grand-père de Zeus, ne pensait qu’au sexe et restait collé à son épouse et mère Gaïa, avant que son fils Cronos ne l’émascule; Cronos, le père, ne pensait lui qu’à manger et engloutissait ses enfants pour éviter le sort funeste de la castration qu’il avait lui-même fait subir à son propre géniteur. L’un et l’autre, par leur voracité, empêchaient le monde de se développer et de s’ordonner. Zeus est lui élevé dans et par la douceur, et c’est celle-ci qui, loin de gêner sa force, lui permettra d’accéder à une puissance supérieure, celle de la civilisation, de l’ordre et de la justice. C’est grâce au miel récolté par la nymphe Mélissa que notre monde passe de la force brute à l’harmonie civilisée! Ce passage vous aura convaincus de l’importance essentielle de l’insecte mellifère, et aussi de la belle compréhension que nos auteurs ont du monde des mythes et de l’esprit.

Actrice de la cosmogonie, l’abeille n’a cessé de bourdonner aux oreilles des philosophes, des naturalistes et des poètes. Et des penseurs de la politique, continuellement inspirés par l’organisation idéale de la ruche. Mais chacun y voit ce qu’il veut bien y voir. Virgile, qui consacre l’entier de sa Quatrième Géorgique au modeste insecte, note l’équilibre excellent d’un système de république des ouvrières, qui se dotent cependant d’un roi; ce qui ne devait pas déplaire à son auguste protecteur Auguste. De même, au début d’un autre Empire, le marquis de Cambacérès, fidèle de Napoléon Ier, note que les abeilles «offrent l’image d’une république qui a un chef»; et le 2 décembre 1804, jour du sacre, l’abeille triomphe dans Notre-Dame: son image est partout, dorée, cousue, sculptée, tapissée et, bien sûr, brodée sur le manteau impérial, écrivent les frères Tavoillot. Mais la mouche à miel inspire bien d’autres tendances: les aristocrates, car toutes les abeilles n’ont pas le même rôle; les démocrates, car la reine ne fait rien que pondre et c’est la multitude qui agit avec sagesse; les anarchistes, car Proudhon voit dans le travail des abeilles, diversifié mais convergent, un modèle d’autogestion; les saint-simoniens, vu le caractère industrieux de la colonie; les mutualistes; les communistes à certains égards; les féministes, ne les oublions pas, car les bourdons paresseux doivent crever; et finalement les écologistes car, passant de fleur en fleur pour recueillir le nectar, l’abeille favorise du même coup, par la pollinisation, la reproduction des plantes dont elle a besoin: modèle parfait du cycle vertueux de l’économie durable!

L’abeille a aussi pris du service dans la théologie, grâce notamment à Origène et à Saint Ambroise, offert un modèle de virginité tout en se reproduisant – grand mystère analogue à l’Autre – et inspiré l’institution des monastères par l’exemple de la vie commune selon des règles strictes et dans le don de soi.

Si les auteurs abondent qui rapprochent la ruche des sociétés humaines et échafaudent là-dessus de grandes théories, plus rares sont ceux qui observent vraiment l’insecte et sa colonie. Aristote l’a fait avec beaucoup de minutie et a pu expliquer divers aspects de la vie de notre animal ailé; mais ses hypothèses sur la reproduction ne comblaient pas vraiment son besoin de vérité – à juste titre comme on saura bien plus tard – et il écrit à ce propos: Mais les faits ne sont pas connus d’une manière satisfaisante et, s’ils le deviennent un jour, il faudra se fier aux observations plus qu’aux raisonnements, et aux raisonnements dans la mesure où leurs conclusions s’accordent avec les faits observés. Belle humilité et grande leçon d’épistémologie! Virgile a aussi observé les ruches avec attention; mais, en bon Romain tourné vers l’efficacité pratique, ce n’est pas tant pour comprendre les secrets de la vie de l’insecte que pour dispenser de sages conseils aux apiculteurs. Buffon a beaucoup observé l’animal, Réaumur aussi, et quelques autres. Mais certains aspects de la vie de l’espèce sont restés incompris durant des siècles et des siècles, notamment sa reproduction. Il a fallu attendre, pour que le mystère soit percé et le vol nuptial dûment décrit, les travaux du Genevois François Huber (Genève 1750 – Lausanne 1831) et ses observations… si l’on ose dire, car Huber était aveugle! Il combinait ses expériences de tête et les faisait appliquer et observer par son fidèle et passionné serviteur François Burnens, révélant ainsi au monde scientifique des découvertes définitives sur la cire et les rayons ainsi que sur la procréation. Clairvoyance d’un aveugle!… Aveugle comme Homère, deux millénaires et demi plus tôt, qui met les abeilles en bonne place, entre le chemin du monde et le chemin du ciel, dans la grotte où Ulysse débarque de retour à Ithaque.

Lisez les frères Tavoillot! Grâce à l’abeille, vous aurez un cours d’histoire de la philosophie, d’histoire des sciences, d’histoire de la politique, en savourant des pages où l’érudition s’allie à la drôlerie. Vous en ferez votre miel.

Référence:

Pierre-Henri et François Tavoillot, L’abeille (et le) philosophe, 297 p., éd. Odile Jacob, Paris 2015.

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