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L’Américain et le tisserand

Félicien Monnier
La Nation n° 2051 19 août 2016

La ville de Pézenas est au Languedoc ce que Lourmarin est au Lubéron. Bourgs de province aux habitants célèbres pour leur apport à la culture française: Bobby Lapointe et surtout Molière pour la première, Albert Camus pour le second. Leur centre historique est entretenu avec soin. Les rues sont magnifiquement pavées. Leurs murs de pierre sortent d’un film français. On s’attend à voir d’Artagnan apparaître au coin d’une ruelle, une Citroën traction marquée «FFI» attendre sous un platane. C’est la France intemporelle. On y respire une odeur de guerre des boutons, on croit voir Marius sur une terrasse.

En même temps, tout y est un peu artificiel. Des boutiques débordent de savons de Provence et de Marseille dans de mignons paniers d’osier. Des bouquets de lavande pendent aux portes. Les devantures sont peintes avec soin. Les restaurants s’appellent «Chez Paul», «A la Pomme d’Amour», «La Baliverne», «Le Vieux Coq». Ces noms réconfortent. Ils sont à la fois douillets et sérieux.

Disons-le, ces bourgs tiennent du parc d’attraction pour trader anglais, du village témoin pour énarque en vacances. On en oublierait presque la jungle de Calais, les légionnaires sous la Tour Eiffel, les agitations colériques de Manuel Valls.

Mais rien n’y fait. C’est quand même sympathique.

Dans une ruelle de Pézenas se trouve l’échoppe «Au Brocart de Damas». Un Syrien élégant et dans la force de l’âge, au verbe délicat et fleuri, vous y accueille avec le sourire. Il propose des cravates de brocart, tissé sur place et de très belle facture. Ses écharpes de soie sont magnifiques. Un léger miroitement parcourt de subtils motifs floraux.

Je me trouvais pris dans d’intenses hésitations stylistiques entre deux couleurs. Entre un couple d’Américains, la cinquantaine. Le patron leur présente la boutique. Madame porte une robe rouge clair d’étoffe faussement grossière. Ses cheveux sont courts, son sac est en osier. Monsieur porte un pantalon de toile et une chemise button down en coton blanc, aux manches retroussées. Le panama est de rigueur. A son cou pendent des lunettes de vue. «Intellectuels. Côte Est sûrement. L’argent ne doit pas être un problème», me dis-je, pétri de préjugés.

Le commerçant explique que son jeune «associé» – le patron donne beaucoup d’importance à ce statut – fera une démonstration de tissage dans l’après-midi. Il vante son habileté et montre son dernier ouvrage: la copie d’une étoffe offerte par la Syrie à la Reine Elizabeth II pour son couronnement. Au mur, un peu caché, pend un portait délavé de la monarque britannique.

L’Américain, dans ce français à la fois hésitant et affecté des anglo-saxons éduqués, la voix retenue et à peine aigüe, demande avec intérêt: «C’est un réfugié?» Le patron est surpris par la question. L’Américain reformule: «Il est en France depuis longtemps?» «Quelques années. 2012, je crois. Il a remplacé, mon ancien associé, un ami qui était trop vieux.»

Les pavés jaunes, l’eau verte des fontaines, le vieux bois des tables de restaurant ne leur suffisait pas. Ces Américains ne pouvaient se contenter d’un pastis à l’ombre d’un platane dans un Disneyland pagnolesque. Il fallait que le seul Arabe du coin fût un «réfugié». Cet habile tisserand damascène, protégé par un commerçant affable, devait porter ce statut comme une médaille. Comme si la qualité de ses étoffes en eût été améliorée. Il ne pouvait, aux yeux de ce touriste, se satisfaire d’être un bon artisan. Sans doute était-il un réfugié. Mais il n’en tirait aucune fierté, aucune revendication. La discrétion de son patron l’honorait. Son humilité était à la hauteur de la qualité de son travail. Au ton de sa question, on imaginait déjà l’Américain raconter à ses collègues qu’il avait vu un réfugié et qu’il en était fier. Dans son esprit, le migrant en venait à faire partie de l’identité culturelle de la France. Son altérité de réfugié l’élevait non seulement lui-même, mais le touriste qui l’avait vu, et qui avait su y accorder de l’importance. Voici donc le mal mental dont souffre l’Occident: la beauté d’une écharpe dépend de l’origine de son tisserand.

Je payai mon écharpe et sortis, laissant sur une table mes saucissons de sanglier. Je réalisai rapidement mon oubli et revins sur mes pas. Les Américains étaient toujours-là. Je m’excusai et saluai le patron d’un geste. Il me lança: «J’allais vous courir après avec…».

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