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Alexandre Bonnard
La Nation n° 2053 16 septembre 2016

«… Saint Pierre monta dans la barque et il tira à terre le filet plein de cent cinquante-trois gros poissons; et quoi qu’il y en eût tant, le filet ne se rompit pas.» (Jean, 21, 11)

De loin la principale commanditaire des fresques, peintures et autres œuvres d’art, l’Eglise, jusqu’à la Renaissance au moins, suivait leur création d’un œil sourcilleux, pour exclure le moindre écart à l’orthodoxie, pour veiller au strict respect du texte biblique d’abord, des Vies des saints ensuite. S’il le faut: corriger, supprimer, compléter. Serait-ce l’origine du terme technique «repentir»?

Ce qu’il y a de plus beau à voir à Genève, c’est «La Pêche miraculeuse», l’un des deux volets ayant subsisté du polyptique de Konrad Witz (1444) destiné à l’autel de la cathédrale Saint- Pierre. On voit bien que le filet est énorme, que saint Pierre a beaucoup de peine à pousser la barque vers la rive (deux cents coudées). Mais même avec une puissante loupe, combien pourrait-on en compter, de ces gros poissons? De ceux que l’on voit en entier, à moitié, ou juste une nageoire, ou un œil? Seule l’équipe des restaurateurs – louée soit-elle pour son magnifique travail! – pourrait peut-être nous renseigner.

Et avec la musique? C’est autre chose.

Bach, cantate BWV 88, pour le cinquième dimanche après la Trinité: «Siehe, ich will viel Fischer aussenden ». Elle débute non par un chœur, mais par un air pour basse, en si mineur, dont voici la traduction du texte en français:

«Voyez, j’enverrai une multitude de pêcheurs, dit le Seigneur, qui les pêcheront. Puis j’enverrai quantité de chasseurs qui les chasseront de toute montagne, de toute colline et des creux des rochers.1 »

Cet air comprend 153 mesures.

Commentaire de Manfred Schreier (trad. Françoise Knaeps), dans l’analyse qui accompagne l’enregistrement de cette cantate, comme les autres aussi (Erato 33 tours, 1972. Dir. Helmut Rilling):

«Quatre fois, la voix du soliste fait entendre le thème «Und darnach will… » comme pour envoyer les chasseurs aux quatre points cardinaux. Les deux parties A et B comportent au total 153 mesures: or l’Evangile selon saint Jean, 21,11, parle d’un filet plein de 153 poissons.»

Coïncidence, direz-vous. D’ailleurs ce texte-ci n’est pas tiré de saint Jean (où le Christ ressuscité apparaît aux sept dont nous avons les noms), ni de la Pêche miraculeuse dans saint Luc, 5, 4-9, où Jésus, dans sa vie terrestre, ordonne à Simon Pierre, qui n’avait rien pris de toute la nuit, d’avancer en pleine eau et, avec ses compagnons, les deux fils de Zébédée, de jeter leur filet; sur quoi le filet se rompt, et tous trois remplissent les deux barques «tellement qu’elles s’enfonçaient». C’est là, verset 10, que se situe le jeu de mots entre pêcheur et pécheur qui n’existe d’ailleurs que dans la traduction française courante.

Non, le texte provient de Jérémie, 16, 16, et, à première vue, n’a qu’un rapport lointain avec une pêche miraculeuse. L’Eternel y proclame qu’il va envoyer des pêcheurs et des chasseurs en grand nombre pour saisir tous ceux qui ont profané son nom.

Et alors qu’est-ce à dire? Bach, comme ses librettistes, connaissait la Bible à peu près par cœur – et si le librettiste est inconnu, comme ici, c’est peut-être bien lui, Jean-Sébastien Bach, l’auteur du texte.

Des exemples comme celui-ci, on sait qu’on peut en trouver dans de nombreuses cantates. A partir de là, qui veut se risquer dans le domaine hallucinant de la symbolique kabbalistique des nombres? Est-ce une mystification de quelques mathématiciens un peu égarés?

Notes:

1 Traduction de Gilles Cantagrel in «Les cantates de J.-S. Bach», Fayard 2010, véritable bible de l’œuvre de Bach, 1665 pages. Cf. ici p. 737.

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