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L’archipel oublié

Jacques Perrin
La Nation n° 2054 30 septembre 2016

L'idée d’Aristote selon laquelle l’homme est un animal politique plutôt bienveillant à l’égard de ses semblables est juste le plus souvent.

A certaines époques particulièrement sombres, par exemple en Europe de 1914 à 1950, le constat que l’homme est un loup pour l’homme s’impose. Hobbes semble triompher d’Aristote.

Les camps de concentration apparaissent comme un champ d’expérience où il faudrait démontrer que l’homme est condamné à la lutte pour la survie, que la loi du camp est une loi de nature. Seulement, l’expérience est frelatée. Quand on affame et assoiffe les détenus à dessein, qu’on les force à travailler au-delà de leur seuil de résistance, qu’on les livre, à dessein toujours, à la violence de voyous croulant sous les privilèges, qu’on les expose au froid extrême, il est évident que la sociabilité humaine en prend un coup. Varlam Tikhonovitch Chalamov, avec lequel Soljénitsyne avait voulu écrire l’Archipel, dit: Il est terrible de voir le camp, et il ne faut pas qu’un seul homme au monde connaisse les camps. L’expérience des camps est une expérience entièrement négative, de la première à la dernière minute. L’homme ne change que dans un sens: il devient pire. Et ça ne peut pas être autrement. Au camp il y a beaucoup de choses que l’homme ne devrait jamais voir. Mais voir le fond de la vie, ça n’est pas le plus terrible. Le plus terrible, c’est quand l’homme commence à sentir que le fond de la vie s’installe – à tout jamais – dans sa propre vie1.

Rescapé d’Auschwitz, Primo Levi aurait pu écrire la même chose.

Quant à Soljénitsyne, il a aimé échanger avec Varlam Tikhonovitch, mais n’a pas admis son désespoir. Il se sert de l’expérience de Chalamov lui-même pour contredire Chalamov. A la Kolyma en effet, malgré de terribles souffrances, Chalamov a toujours refusé de devenir mouchard ou brigadier. Soljénitsyne, Levi et Chalamov ont montré qu’il existait dans les camps des personnes d’un grand courage et d’une grande honnêteté, originaires de tous les milieux et de tous les pays: des chrétiens orthodoxes ou baptistes, des femmes âgées, des paysans, des ex-militaires, des témoins de Jéhovah, voire des trotskystes, qui résistèrent jusqu’à la mort, contredisant la loi du loup en vigueur chez les droits-communs: tu crèves aujourd’hui, demain ce sera mon tour, loi qu’on pourrait qualifier de nihiliste-jouisseuse (je profite de la vie en tuant ceux qui font obstacle à mes plaisirs, de toute façon nous crèverons tous…).

Soljénitsyne a consacré une grande partie de son métier d’écrivain à rechercher les causes des maux qui ont accablé la Russie dès la Révolution. De son propre aveu, il n’y est pas parvenu. La Roue rouge, cycle romanesque qui devait comporter vingt nœuds narrant les événements dans le détail, s’interrompit après les 6000 pages des quatre premiers nœuds (Août 14, Novembre 16, Mars 17, Avril 17), alors qu’elle devait s’achever sur la révolte paysanne de Tambov en 1921. Peut-être n’est-il permis à personne de remonter l’enchaînement des causes du mal, le péché originel faisant office d’explication la plus convaincante…

Toujours est-il que Soljénitsyne a mis en évidence certains processus maléfiques. Le mal au XXe siècle se justifie par des idéologies, des systèmes d’idées reposant sur eux-mêmes, sans référence au réel, autrement dit sur un tissu de mensonges. Le mal premier est le mensonge contre lequel il faut s’armer sans cesse. Soljénitsyne s’est employé à retrouver le vrai sous les couches épaisses du délire idéologique. Voyant une jeune fille maltraitée dans le camp de la Nouvelle-Jérusalem, il se promit de faire connaître au monde ce que son peuple subissait et tout ce que lui-même, assisté de 227 témoins, savait du réseau concentrationnaire. Il montra que Lénine jugeait nécessaire de recourir à la terreur, selon le modèle français, avant même que la Révolution n’éclate. Celle-ci installerait sa domination en mariant la logique imperturbable des idées aux bonnes vieilles passions humaines: la soif du pouvoir, l’argent, le sexe, pour parler simple. Comme Chalamov, il mit en lumière la facilité avec laquelle le régime bolchévique s’allia avec la pègre et le prolétariat en haillons (le «Lumpenproletariat» dont Marx se méfiait) pour diviser, isoler et au besoin liquider les prisonniers politiques. Il raconta l’imprévoyance et l’impréparation des honnêtes gens face à une justice totalitaire; il saisit qu’une monarchie en bout de course ne trouvait pas les forces nécessaires pour s’opposer à l’engrenage révolutionnaire.

Au camp, Soljénitsyne tira de ses épreuves des leçons de vie, des préceptes stoïciens qui retrouvent en tout temps une certaine jeunesse: L’essentiel dans la vie, tous ses secrets, vous voulez que je vous les dise, là, maintenant? Ne courez pas après les fantômes, après les biens, après une situation: pour les amasser – des dizaines d’années à s’user les nerfs; pour les confisquer – une seule nuit. Vivez en gardant sur la vie une supériorité égale; ne craignez pas le malheur, ne languissez pas après le bonheur; de toute façon, l’amer ne dure pas toute la vie et le sucré n’est jamais servi ras bord. Estimez- vous satisfait si vous ne gelez pas et si la soif et la faim ne vous déchirent pas les entrailles de leurs griffes. Vous n’avez pas l’échine rompue, vos deux jambes marchent, vos deux bras se plient, vos deux yeux voient et vos deux oreilles entendent – qui pourriez-vous bien envier? À quoi cela vous servirait-il? D’envier les autres nous ronge avant tout nous-mêmes. Dessillez vos yeux, lavez votre cœur et au-dessus de tout mettez ceux qui vous aiment et ceux qui sont bien disposés à votre égard2.

L’exemple de Soljénitsyne montre qu’un seul homme, quelque peu démiurge, peut entraver un régime pervers.

De lui nous retenons aussi le souci du langage. L’idéologie s’attaque d’abord à la langue de tous les jours. Le nazisme a perverti l’allemand, le communisme a appauvri le russe; aujourd’hui la langue de coton mondialiste se substitue à la diversité des parlers du monde.

Soljénitsyne n’était pas pacifiste. Face à la violence totalitaire, il faut utiliser la force armée et être prêt à se battre. Face à l’injustice absolue des camps, la vengeance elle-même apparaît comme une justice élémentaire.

En toute chose, Soljénitsyne nous invite à l’approfondissement et à l’autolimitation. Restreignons-nous à l’essentiel, confessons notre foi chrétienne. Si sa mère et sa grand-mère ne lui avaient pas transmis les rites orthodoxes, l’écrivain pense qu’il n’aurait eu que peu de chances de renaître après le lavage de cerveau communiste et l’épreuve du Goulag.

Après les horreurs du XXe siècle, notre monde n’est pas immunisé contre les menaces. L’islamisme (et peut-être le mondialisme) n’aura aucun scrupule à s’allier aux forces d’en bas pour faire régner son «ordre» nouveau. Le crime organisé se développe. Anne Applebaum le dit bien dans la conclusion de sa synthèse sur le Goulag: (…) notre capacité d’avilir, de détruire et de déshumaniser nos semblables s’est répétée – et se répétera – maintes et maintes fois: la transformation de nos voisins en «ennemis», la réduction de nos adversaires en poux, vermines ou herbes toxiques […] Ce livre n’a pas été écrit «pour qu’on ne voie plus jamais ça», suivant la formule consacrée. Il a été écrit parce que, très certainement, cela se reproduira. Les philosophies totalitaires ont eu, et continueront d’exercer, un attrait sur des millions et des millions de gens […] il nous faut savoir pourquoi – et chaque histoire, chaque mémoire, chaque document de l’histoire du Goulag est une pièce du puzzle, un élément de l’explication. Sans cela, nous nous réveillerons un jour pour nous apercevoir que nous ne savons pas qui nous sommes3.

L’homme tient-il à savoir qui il est? En tout cas, il oublie vite. Il suffit de deux générations pour effacer les expériences douloureuses. Contrairement aux vœux de Soljénitsyne, la camarilla soviétique n’a pas reconnu ses crimes. Le musée d’histoire du Goulag, peu visité paraît-il, est un rideau de fumée. Staline est vénéré par une partie du peuple russe.

Notes:

1 Cité par Georges Nivat in Le phénomène Soljénitsyne, Fayard 2009.

2 Alexandre Soljénitsyne: L’Archipel du Goulag, partie II, chapitre 4, p. 495.

3 Anne Applebaum (et non Appelbaum, comme nous l’avons écrit dans un précédent article): Goulag, une histoire, Folio 2005, pp 917 et 918.

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