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Charles Henri Rodolph Duterreaux

Lars Klawonn
La Nation n° 2056 28 octobre 2016

Le décès de Paul Hugger que j’ai appris par La Nation1 m’a fortement attristé. J’ai commencé mes études d’ethnologie régionale européenne à l’époque où il enseignait comme professeur à l’Université de Zurich. Je me souviens qu’à l’occasion de la sortie simultanée dans les trois langues de son livre Les Suisses: Modes de vie, traditions et mentalités en 1992 a paru le long entretien que Bertil Galland a eu avec le directeur de ce vaste ouvrage. C’est suite à cette lecture que j’ai décidé de me lancer dans les études d’ethnologie européenne.

L’approche de Hugger n’était pas strictement scientifique. Imprégné de littérature et de poésie, il était hautement préoccupé par la disparition des formes anciennes de vie commune basée sur les métiers manuels et artisanaux. Les descriptions méticuleuses de la vie des bergers et des paysans de montagne dans Le Jura vaudois mettaient en lien les communautés anciennes avec les changements de la société actuelle. Il était conscient du fait que les formes de vies anciennes allaient disparaître et voulait témoigner de leur existence en leur donnant une voix.

Cependant, penser que les recherches de Hugger étaient exclusivement focalisées sur les vies traditionnelles serait une erreur. Il s’est également penché sur les villes et les mutations des moeurs causées par l’urbanisation. Un des derniers cours qu’il donnait à l’Université était consacré à l’ethnologie des villes. Il y présentait plusieurs travaux sur la vie de quartier.

Je n’ai pas eu la chance de terminer mes études sous sa direction. Il a pris sa retraite peu après mes débuts dans la faculté. Et j’ai dû faire l’expérience assez douloureuse de son successeur qui prenait systématiquement le contre-pied. Cela doit être une manie académique impossible à déraciner que celle de vouloir à tout prix se démarquer de son prédécesseur, a fortiori quand celui-ci sortait du lot. Quoi qu’il en soit, son successeur, qui était un structuraliste et formaliste scientifique invétéré, tenait à opérer une rupture, ce qui avait pour résultat qu’on ne pouvait plus prononcer le nom de Hugger sans s’exposer au soupçon d’être fantaisiste. La science se doit d’être froidement objective, sans parti pris, et surtout affranchie de littérature, telle était la nouvelle donne diamétralement opposée à l’ancienne.

Suite à un travail de séminaire que je lui ai soumis, Paul Hugger m’a offert un livre assorti d’une carte d’encouragement: Moi Charles Henri Rodolph Duterreaux, enfant vaudois de la Révolution française qui contient les souvenirs authentiques de l’auteur2. Comme Hugger l’explique dans sa préface, il a débusqué le manuscrit de Charles Duterreaux dans une brocante. Né à Cudrefin en 1788, l’auteur passa son enfance à Yverdon. En 1807, il fut envoyé chez un oncle à Marseille pour apprendre le commerce. Il voyageait beaucoup dans «l’Europe sans frontière de Napoléon», voyages souvent périlleux et forcés par les événements politiques de ce début du siècle mouvementé dont il fait le récit dans ses mémoires écrites en 1858. De retour dans son pays natal, Duterreaux fut juge et accusateur public au Tribunal d’Yverdon et fondateur de la Caisse d’épargne de la même ville.

Publié par le groupe Ethno-Doc dont Hugger était un des cofondateurs, le livre fait partie de la collection Ethno-Poche. Epaulée à ses débuts par la Société suisse des traditions populaires (SSTP), elle édite des textes inédits. Le but en est de «faire sortir de l’oubli et de mettre à disposition d’un large public toutes sortes de témoignages de personnages connus ou inconnus, qui apportent un éclairage original sur divers aspects de la société». Initialement à vocation helvétique, la collection publiait des documents «d’histoires vécues» en allemand et en français. Elle continue de paraître mais les publications se poursuivent à présent exclusivement en français.

Quel est l’intérêt des notes autobiographiques qui n’étaient probablement jamais destinées à la publication mais seulement à l’usage des membres de la famille? Sans prétention littéraire, le texte de Duterreaux se donne à l’état brut et parvient à nous capter par sa vivacité. Mais surtout, à travers le récit personnel de sa vie, il dresse un portrait intime, une vue intérieure et pour ainsi dire inconsciente de son époque. A un moment donné, Duterreaux écrit: «Je ne fais pas ici l’Histoire de la France en 1815, je fais la mienne quand même elle offre moins d’intérêt.» Je ne pense pas que donner la parole non pas à ceux qui faisaient l’histoire mais à ceux qui la subissaient, les hommes ordinaires, les paysans, les travailleurs, les notables, etc. offre moins d’intérêt, bien au contraire. D’autant plus que Duterreaux nous rappelle des faits aujourd’hui largement oubliés par les manuels d'histoire.

Paul Hugger croyait beaucoup à la force des histoires de vies ordinaires. Il était conscient que la mémoire vivante donnait souvent une vue plus complexe et plus dynamique des événements historiques que tous les livres d’histoire et tous les dictionnaires du monde réunis. Ses recherches contribuent à la sauvegarde d'un patrimoine méconnu et à la mémoire de la vie des siècles passés.

Notes:

1 Souvenirs de Paul Hugger, révélateur des Vaudois à eux-mêmes par Yves Gerhard, n° 2053, 16 septembre 2016.

2 Charles Duterreaux, Moi, Charles Henri Rodolph Duterreaux, enfant vaudois de la Révolution française, Editions d’En Bas, 2001, 87 pages. Le livre devrait toujours être disponible.

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