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Robert Moulin, citoyen et soldat

Pierre Rochat
La Nation n° 2057 11 novembre 2016

Aux éditions inFolio vient de sortir de presse l’ouvrage monumental que M. Jean-Philippe Chenaux a consacré à Robert Moulin et son temps (1891-1942). Cet ouvrage fait suite à une longue série de publications dues à la plume féconde de celui qui a créé et animé pendant vingt ans la collection des Etudes & Enquêtes du Centre Patronal et à qui l’on doit aussi la direction de la publication substantielle que les Cahiers de la Renaissance Vaudoise ont dédiée, sous le titre Les conditions de la survie, à la Suisse durant la seconde guerre mondiale et à la crise des années 1990. Jean-Philippe Chenaux s’est senti pressé de lutter contre la capacité d’oubli sans limites qu’il déplore à l’endroit de personnalités de premier plan qui ont pourtant marqué leur temps. C’est le cas de Robert Moulin, ce «citoyen et soldat dans la plus noble acception de ces termes» selon l’hommage que Marcel Regamey lui rendait dans La Nation, dix ans après sa mort. L’érudition de Jean-Philippe Chenaux, l’étendue et la qualité de ses recherches, sa curiosité tous azimuts, la variété de ses sources, la précision de ses références font de cette biographie un modèle d’information. Le souci de situer Robert Moulin dans le contexte de son temps avec une générosité narrative peu commune lui donne une dimension et un relief particuliers; il justifie aussi le titre de l’ouvrage qui se présente ainsi non seulement comme un récit biographique mais encore comme une chronique politique et sociale de l’entre-deux guerres en Suisse. C’est notamment des relations étroites que Moulin a entretenues avec la Ligue vaudoise que nous rendons compte dans la présente recension.

Le citoyen

Robert Moulin fut durant toute sa vie un professeur d’histoire passionné, apprécié de ses élèves, estimé de ses pairs, animant ses classes et les salles des maîtres. Cette vocation pédagogique ne tarda pas à s’inscrire dans un souci plus général. Elle devint militante au service de la cité. Elle était fondée sur deux convictions que Chenaux nomme «les fondamentaux»: d’une part la nécessité d’une révision des valeurs et d’un réajustement intellectuel, et d’autre part la reconstruction sociale. La première postule une doctrine fédéraliste bâtie sur les besoins du pays réel et sur la prévalence du bien commun à l’encontre des préoccupations électorales et partisanes. La seconde doit faire échec à la lutte des classes en favorisant la collaboration des patrons et des employés sur le modèle corporatif. Concrètement, il faut notamment dissoudre le Conseil national, distributeur de subventions, foyer de l’étatisme et lieu de toutes les compromissions au mépris de l’intérêt public, et le remplacer par une représentation des corps intermédiaires.

Le combat vigoureux pour la sauvegarde du fédéralisme rapproche Robert Moulin de la Ligue vaudoise à laquelle il adhère en 1935 pour en devenir une figure marquante, à la faveur de nombreuses campagnes dont Chenaux narre par le menu les péripéties. Citons notamment la campagne lancée contre le Conseil national, avec le collage sur les murs des communes vaudoises de la célèbre affiche signée par Marcel Regamey et Robert Moulin: «Il faut fermer le Conseil national» qui vaudra au second nommé un blâme et un sérieux avertissement de la part du chef du Département de l’instruction publique qui juge le comportement de Moulin incompatible avec ses fonctions d’enseignant. Mais celui-ci ne désarme pas. Il continue à parcourir le canton, accompagné de ses amis ligueurs, pour promouvoir une réforme constitutionnelle de salut public. La campagne contre le code pénal suisse donnera de nouveau à Robert Moulin l’occasion de se battre avec énergie pour le fédéralisme aux côtés de Marcel Regamey, Alphonse Morel, Frédéric Fauquex, Paul Chaudet, Jules Faure et de nombreux autres notables. Jusqu’à son décès en 1942, il mettra sa plume et son verbe au service de la cause qu’il n’aura eu de cesse de défendre; le spectacle calamiteux du Parlement fédéral en cette année 2016 lui confère une actualité saisissante. Sur le site Commentaires.com, Pascal Decaillet n’intitule-t-il pas sa diatribe du 1er octobre dernier «L’ennemi public no 1: le Parlement»?

Cette cause est liée dès le début de l’activité politique de Moulin au sein des Jeunesses libérales à des préoccupations sociales affirmées, car il fut un pionnier du mouvement corporatiste en terre vaudoise. En 1928, il tenait dans la Gazette de Lausanne ces propos cités par Chenaux: «Il faut instaurer, en économie, un fédéralisme semblable à celui sous le signe duquel nous vivons en politique. Il faut créer de nouvelles compétences sociales – où l’Etat ne sera que partie –, où viendront s’amortir et s’harmoniser les intérêts particuliers en fonction de l’intérêt général. […]» Dans ces nouvelles compétences sociales seront représentés les intérêts patronaux et les intérêts ouvriers et par elles seront garantis logement, sécurité du lendemain, vacances et dignité de la famille. Au mythe de la lutte des classes et au libéralisme du laisser-aller se substituera la collaboration entre les divers ordres de la nation.

Le nouveau statut social préconisé par Robert Moulin avait dû intéresser vivement Marcel Regamey, auteur en 1926 du premier cahier d’Ordre et Tradition dans lequel il proposait une représentation organique des intérêts privés comprenant notamment les mandataires des corporations professionnelles.

Robert Moulin revient régulièrement à ses fondamentaux, selon l’expression de son biographe, particulièrement à ses préoccupations sociales. Il donne des conférences sous l’égide du mouvement des Jeunes Travailleurs, fer de lance du corporatisme en Suisse romande, qui se définit comme «un mouvement de redressement national de la jeunesse ouvrière» luttant «pour une Suisse chrétienne, fédéraliste et corporative», idéal que Moulin met à la base de la défense spirituelle pour laquelle il milite en ces temps difficiles de l’hiver 1939. Mais la Mobilisation portera un coup fatal aux Jeunes Travailleurs qui se fondront dans diverses formations politiques.

Le soldat

Soldat dans l’âme, Robert Moulin a commencé sa vie militaire en 1912, à l’école de recrues d’infanterie de Lausanne. Lieutenant à fin 1913, il a dès lors gravi tous les échelons d’une carrière d’officier de troupe jusqu’au grade de colonel qu’il a revêtu le 31 décembre 1939 alors qu’il commandait le régiment d’infanterie 2, dit «Régiment du Pays de Vaud».

L’esprit de service chevillé au corps l’a conduit à militer activement dans la Société Suisse des Officiers (SSO) dont il a présidé la section vaudoise de 1927 à 1933 et le comité central de 1937 à 1942. Le mandat cantonal se déroule dans une période marquée par un antimilitarisme virulent contre lequel le président des officiers vaudois va lutter énergiquement, apportant notamment la contradiction lors de réunions organisées par le parti socialiste. Il croise le fer avec les ténors de la gauche qui étaient alors Paul Golay et le Dr Maurice Jeanneret-Minkine. Celui-ci tient des propos insultants à l’égard de l’Armée dans un meeting organisé à la Maison du peuple à Lausanne au lendemain des tragiques événements du 9 novembre 1932 à Genève. Les officiers vaudois portent plainte et obtiennent gain de cause, au terme d’une procédure mémorable dont Jean-Philippe Chenaux narre avec brio les péripéties. Le Dr Jeanneret est puni de trois mois de réclusion.

La présidence du comité central de la SSO, prise en 1937, vaut à Robert Moulin des attaques venimeuses de la part du conseiller national communiste Jules Humbert-Droz; dans une question adressée en 1939 au Conseil fédéral, Humbert-Droz critique les opinions politiques du président de la SSO et celles de son vice-président, le conseiller national Frédéric Fauquex, et invite le gouvernement à épurer les cadres de l’armée de tous les officiers d’esprit antidémocratique. Dans sa réponse, le Conseil fédéral lave les deux officiers vaudois de tout reproche. C’est compter sans Léon Nicole qui riposte dans Le Droit du peuple en s’en prenant aux «officiers aristocratiques et frontistes», ainsi qu’à la Ligue vaudoise. S’ensuit une polémique qui s’achève par une action en justice intentée contre Le Droit du peuple. Robert Moulin obtient à nouveau gain de cause. Dans la convention qui met fin au procès, le quotidien socialiste se rétracte et exprime ses regrets.

Ces luttes contre une gauche qui ne désarme pas entretiennent le feu sacré de Robert Moulin. La SSO s’est attelée au lourd dossier de la réforme du haut commandement en chantier depuis une quinzaine d’années. Une commission présidée par Robert Moulin lui-même élabore des propositions contenues dans un mémoire discuté en assemblée générale en février 1937 et approuvé par l’unanimité des deux cent dix-sept délégués. Le mémoire est adressé au chef du Département militaire fédéral, le conseiller fédéral Rudolf Minger, et au président du Conseil national. Lorsque Minger fait connaître ses propres conclusions, la SSO doit constater qu’elles s’écartent notablement des thèses qu’elle-même a formulées. Le message du Conseil fédéral aux Chambres est publié à fin décembre 1938. Les débats permettent d’amender le projet du Conseil fédéral sur plusieurs points importants, ce qui permet à Robert Moulin, malgré tout, d’exprimer sa satisfaction: le travail important fourni par les officiers suisses n’a pas été vain. Le mérite en revient dans une large mesure à leur président et à son comité.

Le souci majeur de Robert Moulin demeure la mise en œuvre de l’une des compétences faisant partie de son programme social de 1928, à savoir la compensation du gain perdu par le militaire durant ses périodes de service. L’idée fait très lentement son chemin. Elle se concrétise surtout à Genève où, grâce aux efforts des milieux corporatistes, de nombreuses conventions collectives de travail règlent le dédommagement des militaires. Mais sur le plan fédéral, elle a beaucoup de peine à progresser. Interpellé en vain en 1929, le Parlement est réveillé en 1936; dès lors les postulats se succèdent, mais, constate Chenaux, «sans l’intervention vigoureuse des officiers suisses, sous la conduite de Robert Moulin et avec le secours très efficace de la Section vaudoise de la SSO, le projet d’une réglementation risquait bien de s’enliser, ou en tout cas de prendre quelque retard». La commission constituée dans le canton de Vaud prend les choses en main sous la direction du premier-lieutenant Henri Bécholey, figure marquante de la Ligue vaudoise. Elle lance une vaste enquête dans tout le pays de manière à recueillir une information aussi complète que possible sur les données du problème. Cette enquête sert de base aux propositions que la commission vaudoise présente au Comité central de la SSO qui à son tour soumet un rapport au Département fédéral de l’économie publique en juillet 1939. Les Vaudois n’ont pas traîné! La balle est dans le camp du gouvernement. De nombreux obstacles restent à franchir, notamment du côté des employeurs alémaniques, mais le conseiller fédéral Hermann Obrecht et ses services font diligence sous la pression des événements. En décembre 1939, le Conseil fédéral, en vertu de ses pleins pouvoirs, adopte l’arrêté réglant provisoirement le paiement d’allocations pour perte de gain aux travailleurs en service actif. La partie est gagnée. C’est le grand mérite de Jean-Philippe Chenaux d’avoir relaté en détail l’histoire du mécanisme mis en place par Hermann Obrecht avec le concours particulièrement actif de la SSO, et dont s’inspireront plus tard les promoteurs de l’assurance-vieillesse. A notre connaissance, on ne trouve nulle part en langue française un récit aussi riche et précis de la genèse de l’institution.

Pour évoquer d’une manière complète la stature militaire de Robert Moulin, il conviendrait naturellement de décrire le colonel à la tête de son régiment. Plusieurs lecteurs de La Nation ont certainement dans l’œil l’estampe impressionnante due au peintre Henry Meylan, soldat du régiment 2, ami cher de Moulin, où celui-ci est dessiné campé fièrement sur son cheval. Il faudrait aussi rappeler les ultimes services rendus par l’officier supérieur après l’accident qui entraîna l’abandon forcé de son commandement. Son sens du devoir lui fit accepter des fonctions d’état-major où il put utiliser ses qualités multiples jusqu’à sa mort en 1942, notamment en rédigeant, à la demande du chef de la Division presse et radio, un rapport destiné au commandement de l’Armée sur l’état de l’opinion et les moyens de la former et de l’éclairer, rapport dans lequel on peut voir une sorte de testament où s’exprime le souci du bien public qui aura animé le colonel Moulin jusqu’à son dernier souffle.

Une courte vie, une forte vie

C’est le titre donné par Jean- Jacques Langendorf à sa belle préface. Il résume bien la destinée de Robert Moulin telle que l’ouvrage la présente. Jean-Philippe Chenaux n’a pu supporter que la mémoire d’une personnalité aussi exceptionnelle ne soit pas mieux honorée que par quelques brèves mentions par-ci, par-là. Nous partageons entièrement son sentiment en constatant le quasi-mutisme de l’Encyclopédie Vaudoise et la relégation des Pages choisies au galetas du Cercle littéraire. Nous devons une grande reconnaissance à l’impavide biographe qui a brisé le silence.

Référence:

Jean-Philippe Chenaux, Robert Moulin et son temps (1891-1942), Infolio éditions, 2016, 900 p.

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