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Les subversifs de l’édition vaudoise

Bertil Galland
La Nation n° 2058 25 novembre 2016

Sous la marée de ce qu’on appelle les nouveautés parisiennes, qui couvre tout, prenons conscience du petit torrent d’eau vive récemment jailli de l’édition vaudoise, dans un contraste total des orientations et des styles. Richesse évidente, mais étouffée par la mollesse, le retard et parfois l’absence des réactions publiques à des ouvrages d’ici, même quand ils coupent le souffle. Les journalistes qui en rendent compte se raréfient et le sort de nos livres se joue en confidences d’initiés. Commençons donc par souligner l’originalité de ce tir groupé. Six livres réunis par le hasard manifesteraient-ils une tournure d’esprit qui nous est propre? Voici quelques hommes ou femmes qui, vivants ou morts, auront eu pour le moins le mérite commun d’ébranler nos conformismes.

La Galerie Humus, à Lausanne, par un somptueux catalogue raisonné qu’on doit à Jehane Zouyene, révèle que Grisélidis Réal, à qui Genève a offert une tombe en son Cimetière des Rois, n’était pas seulement, comme indique sa stèle près de Calvin et de Borges, écrivain (révélée par «Ecriture» aux Cahiers de la Renaissance vaudoise, jouée aujourd’hui par la Comédie française) et prostituée, mais peintre d’une œuvre ignorée jusqu’à ce jour dans sa globalité.

Elle se disait tsigane mais les vrais, ceux qui mendient à la place Saint-François menacés par des interdictions, ont inspiré à Yves Leresche, aux Editions In Folio, un chef d’œuvre photographique: le plus coruscant témoignage que j’aie vu sur cette irréductible minorité. Titre: Roms, la quête infatigable du paradis. Vieille mère et ses descendants tendent la main à travers l’Europe, dorment dans les fossés de Lausanne, repartent faire leurs comptes dans la misère polychrome de leurs masures roumaines. Face à ces nomades qu’aucune autorité n’assagira jamais, Leresche a réagi, non par compassion ou sociologie, mais par son regard d’artiste ami: chaque membre d’une petite tribu, connue en Suisse comme facteur de désordre, se trouve identifié, donc rendu à l’humain.

Que reste-t-il de l’œuvre de Chappaz, ami de Grisélidis? Que savent de l’incomparable écrivain ceux qui ne l’ont jamais lu? Les Editions de l’Aire, dans un opuscule de Gilberte Favre aussi précieux qu’un bijou, nous le ressuscitent par quelques entretiens inédits. Son génie fait fulgurer l’absolu contre la modernité des maquereaux. Ces Dialogues inoubliés se concluent par un florilège initiatique, «Petite anthologie subjective» de pur suc chappazien, sur la poésie, l’amour, le Valais, l’âme, le monde, l’écriture, le bonheur.

A Lausanne, les idées d’extrême- gauche avaient trouvé un éditeur efficace en Nils Andersson. Dans un atelier place Bel Air, perdu dans la masse futuriste du Métropole, il publia le théâtre d’écrivains romands aussi bien que les poèmes de Mao. Il acquit sa renommée et joua son rôle par des dénonciations de la torture en Algérie interdites en France. Il étoffa son officine par un Centre Lénine qui propageait les écrits de la Révolution tricontinentale lorsque Berne, effarée, décida en 1964 d’expulser ce vilain moineau porteur d’un passeport suédois. Après vingt-deux ans, Delamuraz osa reconnaître en lui un authentique Lausannois et lui rouvrit la frontière. Les Editions d’En bas publient aujourd’hui la substantielle autobiographie d’Andersson, Mémoire éclatée. L’un des versants épiques de l’époque s’y trouve révélé en toute sérénité, avec le fonctionnement de ses réseaux et ses démêlés suisses, aussi bien que les années passées en Albanie ou en Suède où cet homme du livre trouva refuge. Les divergences évidentes qui nous séparent n’ont pas empêché la complicité vaudoise d’être dominante dans les liens amicaux que j’ai noués avec lui.

Sur le bord opposé de l’échiquier politique, Jean-Philippe Chenaux a publié au Centre patronal de Paudex une série de monographies économiques et sociales où sa passion de chercheur minutieux l’a préparé à la grande réhabilitation d’aujourd’hui: les neuf cents pages de son Robert Moulin et son temps, chez In Folio. A l’Histoire, ce livre apporte des précisions sans précédent sur les quarante premières années du XXe siècle vaudois. Un dépouillement monacal de tous les journaux et procès-verbaux a permis à Chenaux de dissiper enfin un malentendu magistral. Le mouvement dit corporatiste, en Suisse romande, n’eut aucun rapport avec le fascisme, mais fut propagé par le verbe et l’élan de Moulin, fils d’un installateur de chauffages à Lausanne. Bellettrien et colonel, ce maître charismatique au Collège scientifique fut un réformateur résolu de l’armée aussi bien qu’un des paroliers de Chante jeunesse. Son verbe servit une vision sociale inspirée par le scandale des mobilisés de la guerre de 14-18 privés de toute compensation pour leurs salaires perdus. Radical, puis lié à la Ligue vaudoise, il fut l’un des principaux promoteurs de l’organisation paritaire des métiers et de caisses d’allocations familiales sans rien de mussolinien. Son action a rejoint au contraire l’esprit qui s’imposera en Suisse avec la Paix du travail, dans une hostilité viscérale aux options révolutionnaires.

Aucun journaliste plus que Jacques Pilet n’a suivi l’évolution de l’Europe en ses émissions de télévision et ses chroniques. L’éditorialiste change soudain de ton par un roman, Polonaises, aux Editions de l’Aire. La Pologne, on la perçoit à l’Est comme une puissance montante, historiquement malmenée et ambiguë. Son climat et notre temps sont éclairés par quelques femmes. Leurs trajectoires et leur séduction procèdent d’une désinvolture quasi métaphysique. Elles défient le triple poids d’un communisme vomi, d’un cléricalisme endémique, d’un nationalisme hormonal. Dans les dures réalités économiques de l’Europe, les Polonaises de Pilet se veulent libres de tracer une trajectoire personnelle. Telle est leur modernité sans doctrine. Sous l’ironie discrètement autocritique de l’auteur, leur charme comble et désarme le personnage central, très helvétique, ataviquement tenté d’en tirer des leçons.

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