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De l’or à l’euro

Olivier DelacrétazEditorial
La Nation n° 2061 6 janvier 2017

Faible ou forte, une monnaie doit d’abord inspirer la confiance. Elle le fait principalement par sa stabilité. Comment garantir cette stabilité?

Après les coquillages et les têtes de bétail, l’or, pur ou allié à d’autres métaux moins nobles, ainsi que l’argent et le cuivre ont assuré cette fonction durant des siècles. La monnaie en or, en particulier, présente cet avantage qu’elle est à elle-même sa propre garantie. Ses qualités spécifiques, malléabilité et ductilité, son utilité en joaillerie, en dentisterie et, aujourd’hui, dans les nanotechnologies, lui confèrent une valeur propre. Son poids, son incorruptibilité, sa beauté en font le symbole universel de la valeur et de la noblesse. Sa rareté inspire plus de confiance qu’une monnaie fiduciaire – imprimée ou numérique – indéfiniment et discrètement multipliable.

L’or interdit à l’Etat de battre plus de monnaie qu’il ne détient de réserves métalliques. Il protège les rentiers et les gens économes contre la dévaluation, car un gouvernement ne peut diminuer la valeur de sa propre monnaie qu’en en réduisant le poids ou en diminuant le taux d’or qu’elle contient.

La stabilité assurée par l’or ne fut jamais absolue. Un gros arrivage sur le marché ou la découverte d’un important filon peut le faire baisser et, du même coup, la monnaie qu’il garantit. A l’inverse, un progrès technique qui trouve à l’or une nouvelle utilisation fera monter la valeur intrinsèque de la pièce.

Il arrive même que la valeur du métal dépasse la valeur nominale. Durant les années qui précédèrent le 1er avril 1971, date de leur mise hors cours, des tonnes de pièces de deux francs suisses en argent disparurent du marché, fondues par des malins singes qui les revendaient à meilleur compte sous forme de lingots. En ce sens, le vil cupro-nickel préservait, mieux que le trop pur argent, la stabilité – l’existence! – de notre monnaie.

Pour des motifs pratiques et de sécurité, on a remplacé l’or par des billets. Chaque billet correspondait à une certaine quantité d’or bien réelle détenue par l’Etat. On pouvait en tout temps le présenter à la banque pour obtenir sa contrepartie en or.

Mais la solution de continuité pratiquée entre le signe et la référence introduisait du jeu dans le mécanisme: il devenait possible d’imprimer, sans coup férir et en toute discrétion, plus de billets que ne le permettait le dépôt d’or. Plus facile et rapide, moins repérable aussi, que de rogner ou mésallier des écus d’or! Quel chef d’Etat au monde peut résister durablement à la tentation de donner quelques tours supplémentaires à la planche à billets? En ce sens, l’or imposait une discipline plus stricte aux politiciens et aux banques nationales.

On justifie l’entorse en invoquant un cas de force majeure, la lutte contre une crise d’origine étrangère, par exemple, ou un indispensable effort de guerre. Fausse-monnaie, donc, mais patriotique! On prend vite ce genre d’habitude.

L’arrimage à l’or aurait probablement rendu impossible la création de centaines de milliards de francs et l’achat simultané de presque autant d’euros par la BNS pour limiter l’attractivité de notre monnaie et soutenir notre industrie d’exportation1.

Quand la réserve d’or ne couvre plus le billet, l’Etat est amené à supprimer la convertibilité. Quand la Suisse l’a fait, elle a néanmoins conservé le principe d’une couverture or partielle des billets en circulation. Et c’est en 1999 que la Constitution suisse a supprimé cette ultime relation entre notre monnaie et nos réserves d’or.

Le processus de dématérialisation de la monnaie s’achève quand le billet, qui est encore quelque chose de physique, est lui-même remplacé par une écriture électronique.

L’or ou l’argent ne sont pas seuls à pouvoir garantir la stabilité d’une monnaie. La stabilité de l’économie du pays émetteur engendre une confiance générale qui s’étend tout naturellement à sa monnaie. Le signe imprimé ne se rapporte plus à une réserve d’or inaltérable, mais à une réalité économique durable. Référence moins précise et moins atemporelle que l’or, certes, mais sans doute plus significative qu’un monceau de métal inerte stocké dans l’obscurité d’une cave étrangère.

Dans cette perspective, conserver des réserves d’or a-t-il plus qu’un sens symbolique ou psychologique? «L’or rassure mais ne sert à rien», déclarait un professeur d’économie durant la campagne sur l’initiative «Sauvez l’or de la BNS». Cette remarque d’un rationalisme simpliste fait penser à ce médecin déclarant à un patient frappé d’alopécie galopante: «Ce n’est rien, c’est nerveux». L’or parle profondément à une partie certes irrationnelle, mais bien réelle et persistante, de l’être humain. Celui-ci ne peut s’empêcher de soupirer après une valeur refuge résistant magiquement à la malice des temps. Le refus populaire, en 2002, de vendre l’or fédéral pour alimenter une «fondation de solidarité» l’a bien montré. En sens inverse, il est vrai, l’initiative sur l’or de la BNS a été rejetée en 2014 par tous les cantons.

Au-delà du symbole, on peut aussi imaginer qu’en cas de crise générale, une réserve d’or pourrait contribuer à la relance d’une monnaie et d’une économie.

Adosser une monnaie à la situation économique de l’entité politique émettrice suppose que celle-ci forme un ensemble cohérent, sous l’autorité d’un Etat qui assure cette cohérence dans la durée et impose aux acteurs économiques, même étrangers, le respect des lois et des comportements en usage sur le territoire.

On touche ici l’infirmité essentielle de l’euro: l’Union européenne ne représente pas une unité politique suffisante pour assurer une fiabilité à long terme à sa monnaie unique. Renversant la procédure naturelle, on a imposé cette monnaie commune sans qu’elle ne corresponde à une unité politique, en spéculant follement sur le fait qu’elle aiderait à réaliser cette unité.

C’est le contraire qui se passe. La monnaie unique européenne nie les inégalités entre les Etats européens, et leur substitue une égalité théorique au nom de laquelle on exige des Etats du sud des sacrifices financiers d’autant plus insupportables qu’ils se révèlent inefficaces. Ici comme ailleurs, traiter également des choses inégales ne fait que renforcer leurs inégalités.

Chaque membre de l’Union, même privé de son droit d’émettre et de manipuler sa propre monnaie, joue d’abord son propre jeu. Et les plus gros ne se gênent pas pour ignorer les règles qu’ils imposent aux petits. Une monnaie établie sur un socle aussi hétéroclite et instable engendre la méfiance.

Le 22 janvier 2015, la Banque centrale européenne (BCE), approuvée par la Commission européenne, a annoncé le rachat d’au moins 1140 milliards de dettes en euros, à coup de 60 milliards par mois, pour lutter contre la déflation et stimuler l’économie européenne.

Cela devait durer jusqu’en septembre dernier. Et puis, voilà qu’en septembre, la BCE a jugé qu’il fallait proroger ces achats mensuels «jusqu’à la fin mars 2017 ou au-delà». Notons en passant qu’on est passé en toute discrétion de 60 à 80 milliards d’euros par mois, en attendant sans doute de doubler, ou plus.

A quoi sont adossés ces montants mensuels monstrueux, tellement monstrueux et monstrueusement abstraits, d’ailleurs, qu’ils nous laissent indifférents? Pas à l’or, évidemment, pas davantage à la moindre création de richesses, pas même à l’espoir d’une amélioration économique, dont les 1140 premiers milliards n’ont pas amorcé le plus petit début. La stabilité de l’euro repose sur la fidélité officielle à l’idéologie qui unit les acteurs de l’Union dans une fuite en avant éperdue. L’euro, «or soufflé où le diable n’a rien laissé», n’est plus adossé qu’à la menace des risques, réels ou imaginaires, que ferait courir son abandon.

Notes:

1 En achetant une quantité illimitée d’euros, la BNS rétablissait en fait une frontière politico-monétaire pour protéger les producteurs suisses des effets de l’économie défaillante de certains pays de l’Union européenne. Cette frontière était aussi utile pour l’Union. En conservant notre équilibre, nous participions au sien. Mais cette politique, même gérée de main de maître, autant qu’un simple citoyen puisse en juger, n’accumulait-elle pas, en même temps que des centaines de milliards d’euros, d’énormes réserves d’inflation?

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