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La fin de L’Hebdo

Olivier DelacrétazEditorial
La Nation n° 2063 3 février 2017

Dans l’idée de Jacques Pilet, L’Hebdo ne devait pas se contenter de commenter la vie publique. Il s’attacherait à l’orienter et à la modeler. Il soutiendrait ardemment les causes qui lui tenaient à cœur, il s’attaquerait aux institutions jugées caduques, il promouvrait sans retenue les personnalités censées faire la Suisse de demain.

Il se plaça d’emblée dans une optique romande. Cette décision répondait certes, vu le produit et l’étroitesse du marché, à des nécessités économiques. Mais elle évacuait aussi les encombrants Etats cantonaux du champ politique. Débarrassé de ces entités obsolètes et promises à une fin prochaine, L’Hebdo pourrait donner la pleine mesure de sa vision de l’avenir, façonnant une Suisse romande excitante et trépidante, territoire politiquement vierge où tout était à inventer.

La Romandie elle-même ne serait bien entendu que l’amorce d’un changement plus vaste qui conduirait la Suisse à adhérer à l’Union européenne, laquelle ne pouvait que se renforcer jusqu’à former une nation, base future de l’unification d’un monde immense et radieux. Tout, chez Pilet, était mouvement, changement, progrès. Tout était devenir.

Son lectorat-type correspondait à ce volontarisme optimiste: citadin peu ou prou déraciné, travaillant dans les affaires, les médias, l’enseignement ou la culture, maîtrisant l’anglais, antiraciste et festif, libéral en matière de moeurs et de finances, étatiste pour les questions sociales, le lecteur moyen de L’Hebdo prônerait une approche politique européenne et mondiale. Il serait féru de mode, de progrès technique et de droits de l’homme. Il incarnerait, sans le savoir, le prototype des «élites» du XXIe siècle.

L’Hebdo ne s’intéressait guère aux leçons de l’histoire, forcément dépassées. Les moeurs et les usages, expressions de la nature profonde de la communauté et moyens collectifs de reconnaissance, n’étaient à ses yeux que des mécanismes de blocage.

Il ne jugeait pas en fonction du vrai et du faux, mais en fonction de l’avant et de l’après selon les perspectives dessinées par son créateur. Semaine après semaine, il s’employa à substituer à une réalité politique complexe l’idéalité simple d’un langage prophétique et militant.

Et c’est dans cet esprit que se développa le style de L’Hebdo : des phrases courtes, sans verbe, chargées de substantifs et d’adjectifs, un débit haché, pour ne pas dire haletant, destiné à évoquer le journaliste sur la brèche et sous les balles, ou le combat sans merci contre les résistances du passé, ou le galop de la Suisse tachant de rattraper le train de l’Histoire.

«Une évidence ne se démontre pas»: personne n’a plus profité de cette formule traditionnelle que L’Hebdo qui, chaque semaine, déversait sur ses lecteurs des tombereaux d’évidences indémontrées.

C’est que, une fois pour toutes, L’Hebdo avait remplacé le raisonnement logique, fondé sur des enchaînements proportionnés de faits et d’arguments, par la répétition méthodique, obsessionnelle de mots-clefs se rapportant tous, de près ou de loin, à la notion de changement, ouverture, frilosité, métissage, anachronisme, modernité, provincialisme, défi, mutations, cantonalisme, jeunes, dépassé, de plus en plus, décoiffant, ébouriffant, on ne peut plus, il faudra bien, il n’est plus temps, enfin, etc.

Cette liturgie inamovible excluait a priori l’authentique débat intellectuel, ce dialogue mesuré que l’on engage en voulant convaincre tout en restant disposé à être convaincu. Elle dispensait même de l’effort de penser, puisqu’il suffisait de dérouler les mots et les formules agréés. C’est ce que faisait idéalement la LogomachineTM, ce logiciel créé en 1990 pour permettre à tout un chacun de rédiger en permanence des éditoriaux de Jacques Pilet.

On a souvent pastiché ce style, à La Nation. Cela ne l’empêcha pas de devenir une référence bien au-delà des lecteurs de l’hebdomadaire. La grande presse, les politiciens et les lecteurs de L’Hebdo prirent l’habitude d’y recourir et il est à peine exagéré de dire que, durant une génération et demie, l’officialité romande a parlé le Pilet.

La priorité donnée à l’ambiance plutôt qu’à l’objectivité empêcha L’Hebdo de mettre pleinement en valeur ses apports propres au journalisme francophone, notamment les sujets de société et le journalisme d’investigation. Quand il abordait un sujet que nous connaissions, nous devions presque à chaque fois constater la partialité de l’approche, les lacunes factuelles qui en découlaient, l’aléatoire des déductions et la disproportion des conclusions.

La Nation n’est certes qu’un petit journal d’opinion rédigé par des amateurs, mais de telles publications sont si rares en Suisse romande que ça aurait valu la peine de s’affronter sur l’Europe, la Suisse, l’armée, le fédéralisme. Or, si L’Hebdo a quelquefois parlé de nous, pas toujours en mal, d’ailleurs1, ce fut toujours comme sujets d’articles, jamais comme interlocuteurs dans un débat contradictoire. Dira-t-on que nos fondamentaux étaient par trop antagonistes? Ce serait une pauvre réponse, car les fondamentaux aussi méritent d’être discutés. De plus, nous ne nous rappelons pas que L’Hebdo ait fait plus de cas des autres organes d’opinion vaudois ou romands. En ce sens, les éloges funèbres concernant la contribution vitale de L’Hebdo au débat public sont pour le moins excessifs.

Durant sa vie entière, L’Hebdo s’est agité sur une autre planète que la nôtre, une planète héraclitéenne où le mouvement permanent noyait les contradictions et bouleversait la nature des choses, où tout recommençait perpétuellement à zéro. Tout, sauf le désir de changement.

L’Hebdo naquit et vécut par la prodigieuse énergie que lui infusait Jacques Pilet. Il en mit même tant que le mouvement continua sous ses successeurs. Mais c’était la force de l’inertie. Au fil des ans, les mots-clefs, fatigués d’un usage outrancier, finirent par perdre leur force propulsive. Ils redescendirent de leur orbite.

Et il arriva à L’Hebdo ce qui pouvait arriver de pire à un prophète du changement: la rédaction se bétonna dans ses certitudes déçues et sa rhétorique fanée. La volonté impérieuse d’agir «plus loin, plus large, plus profond» se transforma en une attitude de supériorité désabusée et sentencieuse.

Trente-cinq ans après, la Suisse romande n’existe toujours pas et les cantons font mieux que résister. L’Union européenne a tourné court, tyrannique à l’intérieur, impuissante face à l’extérieur. Les frontières se referment et les appartenances nationales resurgissent, d’autant plus brutalement qu’on en a davantage nié la légitimité. Vieillis et désenchantés, les abonnés se désabonnent et se tournent vers la toile. Ce «journal d’une génération», comme l’écrit Jacques Guyaz dans Domaine Public, disparaît en même temps que les espoirs auxquels il avait attaché son nom.

Notes:

1 Cf. David Spring, «La Nation, imperturbable journal d’opinion vaudois», L’Hebdo du 31 juillet 2008.

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