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Juvenilia CXXVI

Jean-Blaise Rochat
La Nation n° 2065 3 mars 2017

J’allais écrire que Théo et Théo étaient comme des frères jumeaux. Mais s’ils étaient frères, ils se ressembleraient physiquement, ils se houspilleraient, seraient concurrents. Et surtout, ils ne partageraient pas le même prénom. Depuis longtemps, ces deux garçons ont construit, autour de leur homonymie et de leurs goûts communs, une amitié indéfectible, une de ces belles amitiés de leur âge, appelées à durer. La fraîcheur de leur caractère et une éducation attentive achèvent de composer des personnalités équilibrées. L’aisance naturelle dans les travaux scolaires, soutenue par une application régulière, écarte tout souci. Comme ils pratiquent la musique ensemble à un bon niveau, ils offrirent à leurs condisciples un petit récital Bach Schumann au violoncelle et au piano. C’était l’année passée, ils avaient treize ans et beaucoup de civilisation.

Au début de la dixième année de leur scolarité, j’eus à déplorer un surprenant laisser-aller dans leurs préparations, un bâclage généralisé des présentations, un minimalisme inattendu. Lorsque je leur dis mon mécontentement, ils montrèrent une désinvolture désarmante. Je m’échauffai et leur lançai:

– Je n’ose exprimer le mot que m’inspire votre incurie… Vous êtes des… des…

– Osez! Osez!

– Ah! vous insistez. Ouvrez votre dictionnaire … page 937, deuxième colonne, deuxième entrée.

– Tiens, ce mot existe, s’étonna Théo.

– Ça correspond à ce que mes parents pensent actuellement, ajouta Théo avec flegme.

– J’espère que vous n’avez pas aussi largué la musique.

– Rassurez-vous, de ce côté, on tient le cap.

La scène de la colère, je l’ai légèrement surjouée, parce que j’étais las de corriger des ébauches et des torchons. Je ne nourrissais aucune inquiétude pour leur avenir scolaire: ils ont assez de jugement et de ressources pour donner au bon moment le coup de collier salutaire.

Quelque temps plus tard, pendant la projection d’un film, ils entendirent le mot fatal, jeté par Louis XIV à la figure de Lully, coupable d’un scandale public après une orgie qui avait mal tourné: «Le surintendant de ma musique ne se conduit pas comme un ***-***.»

– C’est nous! triomphèrent Théo & Théo una voce, surgissant de leur pupitre comme des marionnettes d’un théâtre guignol.

Dès lors, le parrainage de l’illustre musicien aidant, le vocable devint une sorte de bannière, un titre de noblesse dont ils défendirent l’exclusivité jalousement. Théo s’adouba ***-*** Premier du Nom. En même temps et paradoxalement, mes deux nobliaux mettaient beaucoup d’application à des tâches que la plupart de leurs congénères renâclent ordinairement à exécuter. A la fin d’un cours, après avoir consciencieusement balayé la salle de classe, effacé le tableau, rangé la bibliothèque, ils prirent congé avec une urbanité sans affectation. Je les remerciai.

– Nous sommes des ***-***, certes, mais des ***-*** serviables.

Une épineuse épreuve écrite sur la concordance des temps était redoutée de tous les élèves. Pendant la préparation en classe, les Théo manifestèrent surtout du détachement, un peu de lassitude, mais sans arrogance. A la correction des travaux, deux copies anonymes calligraphiées obtenaient la note maximale. Au lieu de la signature figurait un logo en forme de cartouche oblong, contenant trois initiales au lettrage étudié: JFT. Pour accentuer le sérieux de la chose, un petit © complétait le sigle en bas à droite. A la fin de la période, ils s’avancèrent vers moi avec un large sourire:

– Avouez qu’on est vos ***-*** préférés!

– Vous êtes deux fripouilles, et pour votre punition vous me ferez la sonate pour violoncelle de Debussy. Délai: fin de la onzième année. Maintenant expliquez- moi le sens de la troisième lettre de votre marque.

– Le T, c’est team. Quant à la sonate, on verra avec nos profs de musique si c’est possible.

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