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Inquiétante perfection

Jacques Perrin
La Nation n° 2065 3 mars 2017

Dans Le Danseur et sa corde, le philosophe français Jacques Bouveresse s’interroge sur les difficultés que la religion et la foi ont posées à de grands esprits comme Ludwig Wittgenstein, Gottfried Keller, Friedrich Nietzsche et Léon Tolstoï.

A la page 45, Bouveresse écrit: Dans un moment où sa propre absence de réactivité et de créativité spirituelle suscite chez lui un sentiment de culpabilité et de honte, Wittgenstein […] s’interroge sur les raisons du manque de ressort qui lui semble constituer la caractéristique générale d’une (petite) époque comme la nôtre et qui se traduit notamment par l’incapacité de considérer et d’utiliser de façon positive et productive des choses comme la disgrâce et l’infirmité physique, la maladie, la souffrance, le chagrin et le malheur, qu’elle ne parvient plus à considérer autrement que comme des anomalies qui ne devraient pas exister et que l’humanité peut seulement chercher à éviter […]. A titre de contre-exemples, Wittgenstein mentionne Johannes Brahms et Gottfried Keller, tous deux mélancoliques, malheureux en amour, petits de taille, ventripotents, le visage mangé par une barbe broussailleuse, et qui créèrent pourtant des chefs-d'œuvre de l’art du XIXe siècle. Brahms et Keller ont «transcendé» dans la création artistique une existence médiocre et résignée, faite d’une succession de frustrations: Wittgenstein était sensible à la façon dont l’artiste blessé par la vie réussit, à l’aide de ses seules ressources intérieures, cette opération de sublimation et parvient à produire une œuvre capable de nous rendre heureux.

Quatre-vingts ans après ces considérations, nous constatons que Ludwig Wittgenstein a toujours raison; l’époque n’a pas vraiment grandi. Elle ne cherche toujours pas à tirer du mal un bien, mais à éradiquer celui-là par toutes les techniques à disposition. Nos contemporains veulent un «monde meilleur», voire un monde parfait, le «zéro défaut», le «risque zéro» qu’on poursuit sans cesse même si on nous répète qu’ «il n’existe pas». La douleur doit être calmée, la souffrance apaisée, la maladie pourchassée, la mort elle-même abolie et la condition humaine dépassée. Pour réaliser les promesses transhumanistes, toutes les sciences sont appelées à la rescousse. La chirurgie, les régimes, la pharmacie et le sport promeuvent la santé et la beauté pour tous. L’eugénisme ne fait plus peur, l’amélioration constante de l’espèce humaine est prônée. Les plus petits maux sont bannis. La politique aussi relève de l’hygiène: si les virus Trump et Poutine étaient proprement éliminés, le monde se porterait mieux…

Nous avons tous une bonne raison de souhaiter une amélioration quelconque. Ah! Si un savant médecin trouvait une parade à la maladie d’Alzheimer qui désoriente notre chère mère! Que ne donnerions-nous pas pour qu’un ami accidenté retrouve l’usage de ses jambes? Tourmentés par une urgence vitale ou un petit souci esthétique, les gens espèrent tous dans les progrès de la science. Le Royaume doit se réaliser ici-bas. Des douzaines de types de «spiritualités» ou de méthodes de «développement personnel» nous aident à patienter et adoucissent notre condition d’hommes toujours englués dans la matière.

Il semble que la volonté de «faire avec», selon l’expression familière, soit un souci obsolète qui n’habite plus que quelques paysans, artistes ou hommes religieux, lesquels savent encore que la perfection n’est pas de ce monde, qu’il faut lutter avec les éléments, subir des maladies nouvelles, supporter des souffrances inédites, redouter la mort, se poser des questions sans réponses sur le sens de la vie. Aurait- on demandé à Mozart ou à Rembrandt s’ils considéraient Don Juan ou la Ronde de nuit comme des chefs-d'œuvre absolus, les deux artistes auraient sans doute trouvé de nombreux défauts à leur production respective, inaudibles ou invisibles aux profanes.

Peut-être faut-il se faire à l’imperfection essentielle à la nature humaine plutôt que de la soumettre à l’activisme des adeptes du bonheur sans taches. Que reste-t-il de la beauté si la technique rend tous les êtres uniformément beaux? Que devient la vie si la mort ne nous menace plus à l’horizon? La perfection que l’homme imagine paraît bien pauvre, inquiétante pour tout dire. Ce sont l’art, la culture (dans tous les sens du terme) et la religion qui nous aident à dépasser le mal, à nous en délivrer, sans pour autant parvenir, ici-bas, à le supprimer jamais.

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