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Les non-dits de l’Histoire vaudoise

Bertil Galland
La Nation n° 2065 3 mars 2017

Il faut parler encore de deux ouvrages d’histoire parus l’an dernier. Trapus et précieux, nés d’une recherche d’envergure, ils ont éclairé comme jamais auparavant les XIXe et XXe siècles en deux domaines. Dans La fracture religieuse vaudoise ont réapparu les libristes. Ils avaient officiellement disparu en 1966 avec la fusion des églises réformées. Nous les retrouvons avec les Rivier, Bridel, Mercier, Laufer, Bonnard, Secrétan et autres professeurs et pasteurs en lignées. Au total, dans le Canton, les pratiquants qui se groupèrent, prêts à financer leur foi, ne furent jamais plus de 5000, plafond persistant de leur prosélytisme modéré, contre 190’000 paroissiens virtuels de l’Eglise nationale. Ce milieu restreint de croyants, très actifs en leurs chapelles et dans la société, prit forme et force, on le sait, de la révolte de 1847 contre les radicaux étatiques. Ces chrétiens se sentirent portés durant plus d’un siècle par l’envergure morale de Vinet. Chacun sait aussi, ou bien l’on savait avec un flou, que cet élan fit naître à Lausanne une institution originale, l’enseignement universitaire libre, faculté de théologie et bâtiment appelés La Môme. On ne parle que trop d’elle, ces temps-ci, après l’envoi à la déchetterie d’un buste du grand homme qui s’y trouvait à l’entrée.

Donc personne en somme ne savait. Mais revenons ici au travail remarquable de Jean-Pierre Bastian, venu de l’Université de Strasbourg, auteur de ce premier ouvrage qui ait traité dans sa globalité sociologique une communauté vaudoise influente.

La même année 2016 a vu paraître, déjà présenté en ce journal, un gros ouvrage de Jean-Philippe Chenaux, explorateur minutieux de la presse et de la politique professionnelle. Entre les deux guerres mondiales et autour de Robert Moulin, pédagogue, colonel, patriote et un peu chevalier, l’historien fait revivre un autre milieu vaudois, élite parallèle aux libristes. Moulin a notamment promu en Suisse les caisses de compensation pour militaires. Dans le Canton, il persuada le patronat de collaborer résolument avec les syndicats ouvriers. Il tint à rester surtout lui-même, dominant de sa vitalité rayonnante ses salles de classe au collège scientifique, l’état-major de son régiment, la tribune de la Salle des XXII cantons.

Ne craignons pas de reparler des livres récemment parus dans un Pays qui souffre d’une propension à étouffer les événements.

On ne saurait trop souligner l’importance, pour le Canton, de mettre en évidence des ouvrages qui comptent. Les journaux le font peu et d’ailleurs ils disparaissent. Vaud a l’art de réserver au bouche à oreille les travaux de l’esprit alors même que gravitent autour de Dorigny un tourbillon estimé à 20’000 universitaires. Réactions et débats publics peinent à percer hors de l’orbite des blogs. On témoigne rarement aux chercheurs ce qu’on leur doit. Dans un Pays de Vaud qui s’enrichit d’un grand mélange humain, l’ignorance se généralise à l’égard de ce qui nous est proche. Dans notre passé le plus direct, nous observons des zones de mutisme historiographique et constatons l’absence de travaux approfondis. Quand en 1973 parut dans l’Encyclopédie vaudoise le volume sur l’Histoire, nous avons avoué en préambule n’avoir trouvé aucun auteur qui pût traiter la politique au XXe siècle. L’aveu d’une lacune aussi grave ne suscita aucun commentaire à l’Université. L’information s’enfonça dans le coussin romand.

Si les recherches depuis lors ont foisonné, demeurent néanmoins des trous béants. Jean-Pierre Bastian cite un bon mémoire de 1990 dû à Anne Rochat-Morel mais peut écrire, en concluant son ouvrage de 2016: «A ce jour aucune recherche historique majeure ne s’est intéressée à l’Eglise libre vaudoise et à sa Faculté de théologie.» Dieu sait pourtant le rôle que les libristes, ces Puritains dynamiques, ont joué à tous égards dans le Canton. Quiconque était empreint de ce terreau a donc dû attendre Bastian pour se situer lui-même et s’étonner de ce qu’il lui restait à découvrir.

De la même façon, je suis allé récemment à Paris demander à Jean-Pierre Moulin, journaliste ami, ce qu’il avait pu apprendre de son propre père et du cercle, très éloigné de ses propres idées, qu’a décrit l’ouvrage de Chenaux, Robert Moulin et son temps (1891-1942).

L’entre-deux-guerres vaudois est l’un de ces champs qui restent à travailler, vers quoi se sont avancés, Olivier Meuwly en tête avec ses nombreuses monographies, les historiens de la monumentale Histoire vaudoise de 2015. A cette date et dans ce volume, le nom «Moulin», dans l’index des personnes, est cité trois fois, deux fois par erreur (pour «vieux moulin» et «Moulin Neuf»), une troisième fois pour Jean-Pierre, «journaliste, romancier et auteur de chansons». Mais Robert Moulin est inexistant. Chenaux cherchait et c’est l’année suivante qu’il a publié ses 900 pages sur ce maître de français charismatique, ce meneur d’hommes qui collabora dès 1935 avec Marcel Regamey à des réformes sociales dont les effets sont encore visibles. «Un homme de pensée, avec une passion pour ordonner l’apparent désordre du monde», dira son fils.

Ce livre rappelle que Robert Moulin aimait le chant, collaborait à la publication de Chante jeunesse, écrivait même des chansons comme le feront ses enfants Béatrice et Jean-Pierre, quand viendra le temps des caves, les Faux-Nez à Lausanne et Saint-Germain-des-Prés. Styles et mondes opposés. Restent à Jean-Pierre Moulin ses propres souvenirs, refrains entonnés en famille, ou grave accident de son père en 1941. Un fémur brisé, au temps des menaces hitlériennes, arracha le colonel au commandement de son régiment vaudois. Au brillant officier, il ne resta, quand il fut remis sur pied, que l’expérience finale et la plus cruelle de sa vie. Par cabale sans doute, on lui refusa le retour à la tête de ses troupes. Il mourut une année plus tard, âgé de 51 ans. Il vient de refaire surface, après trois quarts de siècle de silence.

Références:

Jean-Pierre Bastian, La fracture religieuse vaudoise 1847-1966, Labor et Fides, Genève.

Jean-Philippe Chenaux, Robert Moulin et son temps (1891-1942), Infolio, Gollion.

Olivier Meuwly et al., Histoire vaudoise, Infolio, Gollion.

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