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Coup de semonce

Félicien Monnier
La Nation n° 2089 2 février 2018

Il est probable que, le 4 mars au soir, le 19 heures 30 n’annonce pas sa fin prochaine. Depuis six mois, les esprits s’échauffent. Les hésitants sont sommés de choisir leur camp. La Ligue vaudoise recommande le rejet de l’initiative No Billag, mais à droite (nous reviendrons sur l’opportunité de ce qualificatif), nombreux sont ceux qui tergiversent, et on peut les comprendre. Certains de nos lecteurs formulent des objections valables au système SSR qui tient les rênes de l’information de service public.

Au lendemain du vote, il sera de la responsabilité du Conseil fédéral et des Chambres de reprendre les plaintes et critiques des initiants. La campagne révèle plusieurs fractures au sein de la population suisse.

Invité de l’un de nos Entretiens du mercredi, M. Pascal Crittin, directeur de la RTS, a montré combien les générations s’opposent dans leurs habitudes de consommation de l’information. Dans les bistrots bobos-branchés des villes suisses, une interrogation d’ordre presque métaphysique commence à sourdre: Et si nous étions les seuls à consommer la RTS ? Les «Orties de Yann Marguet» intéressent-elles un autre public que les étudiants de l’UNIL? Dans sa camionnette, l’ouvrier écoute-t-il «Forum» en rentrant du chantier?

« Tous des gauchistes ! »

Au nombre des arguments en faveur de l’initiative figure celui du gauchisme, réel ou supposé, des journalistes de la RTS. Le Tages Anzeiger avait révélé en novembre 2017 que 70% des journalistes de la RTS se réclamaient de la gauche. L’étude provenait de l’Université des sciences appliquées de Winterthur. «Cela ne met pas encore en cause leur aptitude à l’objectivité», réplique la direction de la RTS. Bien sûr, 70% de journalistes de gauche ne signifie pas encore 70% de contenu idéologiquement connoté. Mais quand même! Quiconque est un habitué du verbe et du langage sait que les mots sont des tiroirs. Chaque expression fait appel à un corpus de références, partagé par les auditeurs ou téléspectateurs. L’infiltration du discours médiatique par des références politiques peut être très insidieuse. Prenons quelques exemples; il y en aurait d’autres.

Lorsqu’un journaliste affirme que tel fait divers «relance le débat», on constate que le débat ne peut chaque fois aller que dans un sens, celui du «progrès», de l’adhésion à l’Union européenne, du mariage des prêtres, de la libéralisation du marché de la drogue, ou encore de l’abolition de l’arme à la maison. La phrase, anodine, simple pièce de la boîte à outil syntaxique du journaliste romand, est en réalité lourde de connotations… de gauche.

Il en va de même des «dérapages». Donald Trump dérape, Vladimir Poutine dérape, le président de l’UDC dérape. Barack Obama, Jean-Claude Juncker, Alain Berset ne «dérapent» jamais. L’expression est symptomatique. Elle illustre bien l’idée qu’il y a une route à suivre, un tracé. Ce chemin conduit à la réalisation des idéaux modernes: l’égalité, l’effacement des frontières, la dissolution des communautés traditionnelles. L’objectivité journalistique n’est que partiellement possible. Le journaliste raconte souvent une histoire. De la manière que l’histoire sera racontée, l’une ou l’autre conclusion sera plus facile à prendre.

L’idée de progrès est au cœur de ces routines. Ainsi en va-t-il avec cette fameuse question: «Est-il encore normal qu’en 2018 ou au XXIe siècle, telle institution ou manière de faire existe encore?» Nous, fédéralistes, avons souvent rencontré ce type d’interrogation. Elle ne signifie pas toujours que le journaliste soit opposé sur le fond à l’institution interrogée. Mais dans son esprit, c’est à l’aune de la course de l’histoire qu’elle doit être critiquée. Cela révèle une structure mentale fondamentalement progressiste. Il s’agit d’une option idéologique biaisant le débat d’entrée de cause.

Les ciseaux du rédacteur en chef

Admettre que l’orientation se cache dans ces phrases anodines n’est pas une mince affaire. Dans le meilleur des cas, de telles expressions sont inutiles, dans le pire, elles témoignent d’une orientation politique à laquelle on cède parfois par paresse, parfois par conviction. En d’autres termes, elles sont la preuve d’un abaissement qualitatif. A ce titre, elles exigent un effort du rédacteur en chef, ou du producteur dans les médias audio-visuels.

L’effort exigé sera double. Il faudra d’abord identifier ces routines langagières qui finissent par former ou déformer l’esprit. Cela demande du recul et de l’autocritique, autant sur soi que sur les autres. Ensuite, il faut savoir imposer, faire fonctionner ses ciseaux, couper les titres, relire les commentaires. La RTS fait beaucoup de direct. Il faudra donc réécouter ou revoir, parfois sous un autre angle, avertir, et si nécessaire sanctionner.

Certaines émissions ou supports sont plus souvent que d’autres identifiés comme posant des problèmes de partialité. Pour n’en citer que deux: Infrarouge et Nouvo RTS. Que la direction accepte donc l’idée de devoir faire le ménage.

La provenance des invités

Le pedigree des invités des émissions peut et doit aussi être mis en cause. Une récente étude, menée par des partisans du OUI à l’initiative No Billag, a montré le déséquilibre entre les représentants de la gauche, du centre libéral et de la droite conservatrice aux émissions de la Matinale de La Première de fin août 2017 à janvier 20181.

C’est l’indice d’une certaine inclination idéologique, qu’il convient toutefois de relativiser. Durant la Guerre froide, le champ politique continental a été structuré par l’opposition entre socialistes et libéraux, lesquels étaient plus ou moins conservateurs. La RTS n’est au fond pas sortie de ce schéma. Des sujets comme l’Europe, l’obligation de servir, mais aussi les questions dites «sociétales» comme l’adoption pour les couples homosexuels ou la politique de la drogue, ont pourtant vu s’allier socialistes et libéraux. Ce nouveau champ est plus difficile à lire. Se contenter d’exploiter à égalité une liste d’invités de gauche (POP, PS, Verts) et une liste d’invités «de droite» (PDC, PLR, UDC) n’est plus pertinent. L’analyse détaillée des invités en fonction de leur origine a son intérêt et sa nécessité. Elle révèle le degré d’égalité de traitement dont bénéficient les forces politiques du pays, mais elle ne pourra être qu’indicative et insuffisante.

Que faire ?

Il est extrêmement difficile d’apporter des correctifs précis. Les institutions sont bien faibles pour tenir les hommes. L’application de l’initiative du 9 février 2014 l’a démontré.

Certains proposent d’imposer des quotas de journalistes ou d’invités en fonction de leur origine idéologique. Il existe bien des quotas de musique ou de films suisses à diffuser. La Ligue vaudoise refusera toujours de structurer le champ politique en fonction des découpages qu’impose le jeu parlementaire. Cela reviendrait en réalité à institutionnaliser des distinctions que nous jugeons délétères pour le bien commun. D’ailleurs, faire apparaître des journalistes de droite, en particulier conservateurs, par génération spontanée est impossible. Les journalistes romands sont le produit d’un système qui pose ses jalons idéologiques dès l’école. Le gymnase ouvre les vannes du flot d’étudiants des facultés de sciences humaines. A leur tour, elles développent et promeuvent les instruments intellectuels de la critique sociale et politique. Elaborés dans les suites de mai 68, plongeant leurs racines dans le marxisme, ces instruments sont la référence, même inconsciente, de presque toute l’intelligentsia occidentale. Les journalistes en font partie.

Il appartient aux mouvements critiquant la gauche de se réapproprier la pensée, d’occuper le terrain intellectuel; de ne pas se réfugier dans les professions lucratives, mais, pourquoi pas, de postuler à la RTS, ce qui ne serait d’ailleurs pas encore le choix de la pauvreté.

Un observatoire des médias

Une solution résiderait dans la surveillance régulière des orientations idéologiques de la RTS. L’institution d’un observatoire des médias aurait peut-être sa raison d’être. L’espace public suisse manque cruellement d’outils pour mener un débat à ce sujet. Le fait que l’un des principaux acteurs de ce débat serait précisément la RTS, à la fois juge et partie, complique encore la tâche.

A notre connaissance, aucune étude d’ensemble n’a encore été publiée. Elle recouperait l’orientation politique individuelle des journalistes avec la récurrence d’expressions-types. Elle analyserait l’équilibre, ou le déséquilibre, de la provenance des invités, non seulement sur la globalité des programmes, mais émission par émission. Elle serait attentive aux nouvelles structures du champ politique, n’accordant pas trop d’importance à la balance libéral-socialiste, pour lui préférer les distinctions souverainiste/internationaliste, fédéraliste/centralisateur, conservateur/progressiste, communautaire/collectiviste. Elle s’intéresserait à l’origine associative et aux réseaux des invités. Elle étudierait les processus internes de surveillance, ainsi que les cas de sanctions ayant déjà été prises. Elle se pencherait sur la pratique de l’autorité indépendante d’examen des plaintes en matière de radio-télévision. Cet observatoire publierait d’année en année un rapport reprenant une structure et des critères identiques, pour permettre la comparaison. Le principal obstacle est de trouver pour ce travail un personnel indépendant et compétent, doté d’un outillage scientifique reconnu.

De leur côté, les mouvements politiques doivent être attentifs aux dérives et les dénoncer, sur les réseaux sociaux, dans leurs organes et, s’il le faut, jusqu’aux aux Chambres fédérales.

Et peut-être faudra-t-il un jour que quelqu’un ose quitter le plateau d’Infrarouge et ne pas espérer grappiller, quand même, quelques voix en y restant.

Notes:

1  «La RTS roule à gauche»: http://www.bafweb.com/2018/01/22/analyse-la-rts-roule-a-gauche/

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