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Aurélia

Lars Klawonn
La Nation n° 2097 25 mai 2018

On entend souvent les gens se plaindre que les livres coûtent trop chers. Ils n’ont pas tort. Pourtant il arrive aussi qu’ils soient très bon marché. C’est le cas d’Aurélia de Gérard de Nerval. Disponible en Livre de Poche, il coûte la bagatelle de fr. 2.50. C’est un petit investissement à très grand profit même si les pages partent assez vite.

D’une histoire d’amour malheureux, le narrateur ne nous relate que des fragments. «Une dame que j’avais aimée longtemps et que j’appellerai du nom d’Aurélia, était perdue pour moi.» On n’en saura pas beaucoup plus. Le lecteur se rend rapidement compte de ce que le véritable sujet de ce bref texte se situe ailleurs. Suite à cet amour malheureux, le narrateur se retrouve plongé dans le désespoir. «Condamné par celle qu’il aimait», il continue d’aimer même si elle ne l’aime plus. Sa douleur et sa déception sont si incommensurables qu’il est mis face à son destin, celui de «se résoudre à mourir ou à vivre». Nerval place d’emblée son récit sous le signe de l’amour tragique, absolu et douloureux.

Aurélia donne lieu à des pages de désespoir qui figurent certainement parmi les plus belles que l’on n’ait jamais écrites dans le genre. C’est que le suicide en est le sujet profond et souterrain. On sent que Nerval tourne sans cesse autour de cette question. Largement inspiré par sa vie personnelle et par un amour malheureux qu’il vivait véritablement – il subissait des crises nerveuses et fut souvent interné –, le poète n’a pourtant pas écrit un texte autobiographique. La littérature et la peinture y sont une autre source d’inspiration tout aussi puissante.

En partie écrit dans les maisons de santé, Aurélia a paru en 1855. Il est composé de deux parties dont la deuxième est posthume et inachevée. Nerval a été retrouvé pendu le 26 janvier 1855, chez lui à Paris. A première vue, il peut étonner que cette fin tragique n’est pas celle du narrateur dans Aurélia qui choisit de vivre. Mais si on y regarde de plus près, on constate qu’il n’y a pas que le désespoir. Certes le récit est dans une large partie le fruit de cet amour déçu qu’il a vécu et du regret des fautes de sa vie passée, mais Nerval transforme en littérature tout cela et aussi les rêves et les visions qu’il a eus. L’intérêt de ce récit quasiment sans intrigue réside dans sa structure très relâchée entre rêves, réalités, songes, visions et cauchemars.

Mais au-delà de sa structure, c’est un grand livre sur l’amour et la mort que l’auteur des Filles du feu nourrit de sa vie et de la littérature dont il est naturellement féru. Fils d’un médecin militaire, il s’intéresse très tôt aux écrivains allemands et traduit Faust à l’âge de vingt et un an. A l’âge de deux ans, il perd sa mère qui sera enterrée en Silésie, ce qui explique peut-être son intérêt particulier pour l’Allemagne.

On dit de Nerval qu’il fut le précurseur de Freud et des surréalistes. En vérité, il est plus proche des mystiques et des visionnaires. Il ne fait aucun doute que, grâce à ses délires, son personnage sort de la réalité ici-bas et fait des rencontres avec la mort et le ciel. Sa conscience atteint aux phénomènes de l’autre monde. En voici un extrait qui souligne cet aspect. C’est en même temps un passage central, le moment où l’espoir rentre dans l’âme du personnage. Il est en visite chez un ami. Mouillé après un orage, et fatigué, il change de vêtements et se couche sur le lit de son ami. «Pendant mon sommeil, j’eus une vision merveilleuse. Il me semblait que la déesse [Isis] m’apparaissait, me disant: “ Je suis la même que Marie, la même que ta mère, la même aussi que sous toutes les formes tu as toujours aimée. A chacune de tes épreuves, j’ai quitté l’un des masques dont je voile mes traits, et bientôt tu me verras telle que je suis. ” Un verger délicieux sortait des nuages derrière elle, une lumière douce et pénétrante éclairait ce paradis, et cependant je n’entendais que sa voix, mais je me sentais plongé dans une ivresse charmante.»

Cet extrait montre que l’on est très loin des rêves tels que le définit Freud et de sa théorie de refoulement. Au lieu de cela, le phénomène dont il faut le rapprocher, c’est l’expérience aux frontières de la mort, pour employer un terme moderne, à savoir des personnes qui, tenues pour mortes, reviennent à la vie. Certaines parmi elles racontent avoir traversé une lumière douce, et entendu une voix agréable et claire, celle de leur ange gardien.

Le livre de Nerval nous procure cette sensation unique de l’hallucination hypnagogique que l’on vit lorsque le sommeil s’empare de nous mais que le réel n’a pas encore complètement cessé d’agir sur nous. Nous sommes entre le rêve et la réalité sans que l’on sache trop si la vie réelle s’épanche dans les songes, ou bien si c’est le contraire. Quoi qu’il en soit, nous sommes aux antipodes du rationalisme psychiatrique des indéracinables théories freudiennes. Freud nous explique tout et on ne comprend rien tandis que Nerval n’explique rien et on comprend tout. Dans son récit, il met en scène des oiseaux qui parlent, et son personnage se voit transporté d’un siècle à l’autre. Qu’est-ce que cela signifie? Le personnage voit réellement des choses, dans la réalité comme «un être de grandeur démesurée qui […] voltigeait péniblement au-dessus de l’espace et semblait se débattre parmi les nuages épais». 

Vers la fin, les événements, les songes et les visions parlent d’une réalité sacrée, poétique, ancrée dans le territoire de la vie, et le narrateur, qui disait lutter contre Dieu lui-même «avec les armes de la tradition et de la science», finit par reconnaître sa folie. Ce retour vers Dieu, même si on ne sait pas s’il est définitif, semble le délivrer de son désespoir.

A travers ce livre, même sous une forme inachevée, s’exprime toute seule la puissance d’une âme jusqu’à son point de chute.

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