Divers, égal, différent, unique

Dans Lausanne Cités du 8 mai, M. Thomas Lécuyer, critique de cinéma, nous invite à voir Les Crevettes pailletées, film inspiré d’une histoire vraie. Il y est question d’un nageur homophobe condamné à entraîner une équipe de water-polo gay: Cette joyeuse épopée […] a le mérite d’esquisser le portrait d’hommes fiers de leurs identités sexuelles, tous différents et donc tous égaux.

Nous n’avons pas vu cette comédie, mais les propos de M. Lécuyer nous laissent songeur. Tous les personnages, l’hétérosexuel comme les homosexuels, ont chacun leur manière d’être fier. Selon l’idéologie à la page vantée par M.Lécuyer, une société est harmonieuse du moment où elle laisse apparaître une infinie diversité et qu’on y tolère la liberté avec laquelle telle ou telle «fierté» s’impose.

Pour les modernes, égalité et différence sont compatibles. Dans la citation en question, l’égalité est même inférée de la différence. Les personnes sont égales parce que différentes. Cela va contre l’intuition commune. C’est la ressemblance qui se marie à l’égalité: ça m’est égal signifie cela m’est indifférent. La différence implique le plus et le moins, la hiérarchie. A Lausanne, je vois des hommes et des femmes, des vieillards et des enfants, des Noirs, des Blancs et des métis, des hétérosexuels et des homosexuels, peut-être des non-binaires (puisque désormais ces braves gens s’affichent sur les réseaux…). Je distingue parmi eux des individus; chacun a sa personnalité, une apparence qui lui est propre. C’est la diversité. La diversité n’implique pas d’évaluation, elle est neutre, on la constate, comme on constate la présence d’une aspirine, d’un verre d’eau, d’une fourchette et d’un vase sur une table.

La différence, c’est autre chose. Elle se révèle par comparaison sous un certain point de vue, dans un contexte et selon des critères qu’il faut préciser. Tantôt c’est facile: Lisa est plus grande que Tina, je les ai mesurées. Tantôt c’est difficile: Tina est plus intelligente que Lisa, mais qu’est ce que l’intelligence? L’intelligence est-elle réductible aux résultats d’un test de QI? Si j’ai mal à la tête, une aspirine me sera plus utile que ma fourchette, c’est clair, mais si j’avance que l’hétérosexualité est supérieure à l’homosexualité, je devrai écrire un livre pour justifier ma position et il sera mal reçu. Différent signifie le plus souvent inégal, supérieur ou inférieur. Il se peut qu’au terme d’une comparaison, je reconnaisse un rapport d’égalité entre deux expressions distinctes. Cela se produit dans le monde des mathématiques et du nombre: 14+1=20-5. L’égalité peut aussi résulter d’une décision politique qui simplifie la réalité pour des raisons précises. Les cantons suisses diffèrent en taille, en puissance économique et politique. Pour que leur union préserve la souveraineté de chacun et profite à tous, les chefs politiques et leurs juristes les décrètent égaux. Zurich et le Jura sont inégaux à de nombreux points de vue, mais au sein de la Confédération, leur voix a le même poids. L’égalité comporte toujours une part d’abstraction, l’inégalité aussi. Ces notions ne rendent justice qu’à l’aspect quantitatif du réel, c’est pourquoi il faut les utiliser avec parcimonie. La réalité concrète les déborde.

Les modernes n’obéissent pas à cette règle de prudence, au contraire. Egalité et justice passent pour synonymes. Le plus souvent, le mot égalité est employé à mauvais escient, hors de tout contexte, sans référence à une communauté vivante où les êtres comparés se complètent les uns les autres.

A travail égal, salaire égal n’est pas une revendication injuste si le travail en question comporte un aspect mesurable. En revanche, l’énoncé les femmes et les hommes sont égaux est dépourvu de sens¹ si l’on ne précise sous quel rapport cette égalité est affirmée: en quoi les hommes et les femmes sont-ils égaux? En droits? En fait? En dignité du fait de l’humanité qu’ils partagent? Certaines féministes diraient aujourd’hui que les hommes et les femmes sont égaux à tous les points de vue, en dépit de leurs différences biologiques. Le fait que la femme donne naissance aux enfants qu’elle porte ne devrait lui valoir ni pénalités ni avantages. La femme est un homme comme les autres, dit-on. Cette notation humoristique jouant sur l’ambiguïté du mot «homme» en français dissimule un projet d’effacement des sexes. Si l’égalisation s’opère en force, l’homme et la femme se ressembleront. Dans les disciplines sportives, quand les performances des hommes et des femmes se rapprochent, le corps féminin se virilise. Ainsi l’athlète sud-africaine Caster Semenya, qui produit naturellement un surplus de testostérone et remporte toutes ses courses avec aisance, a des traits très masculins. Elle partage sa vie, paraît-il, avec … une femme. Elle anticipe peut-être l’humain indifférencié du futur. Le sport de haut niveau ne comporterait alors plus qu’une catégorie. L’exercice de fonctions précises modèlent des corps (et des âmes) adaptés à celles-ci.

Il est contradictoire de réclamer un droit égal à la différence. Certains homosexuels l’ont compris, qui réclament le droit à l’indifférence, celui de vivre leur orientation sans que celle-ci n’encoure de jugement négatif ou positif. Il n’y aurait plus de gay pride, car il n’y aurait plus d’identité particulière à fêter.

Le concept quantitatif d’égalité est impropre à saisir la réalité humaine concrète, qualitativement fort nuancée. Il est rare qu’un individu ne puisse pas servir sa communauté, car sous un certain rapport chaque être humain dispose d’atouts et de compétences compensant des insuffisances sur un autre plan.

Nous sommes tous égaux devant Dieu, dit-on. C’est encore une affirmation inadéquate. Le Christ ne compare pas les membres de son troupeau et n’établit aucun classement, car il est le seul à connaître parfaitement chaque individu créé et à s’adresser à lui en tant que personne unique.

Notes:

¹  L’énoncé la race blanche est supérieure à la race noire n’en a pas davantage…