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L’Été des Sept-Dormants

Lars Klawonn
La Nation n° 2132 27 septembre 2019

La vie est ambiguë. C’est une réalité en somme assez banale que les destructeurs de la morale ont érigée en axiome moderne. L’idéologie relativiste valorise l’ambiguïté contre les «conceptions figées du bien et du mal». De cette idéologie, L’Été des Sept-Dormants est passablement marqué, peut-être malgré son auteur. On est loin de l’âme tourmentée, jouisseuse et déchirée d’un Chessex, loin aussi du monde mythique et tragique d’un Ramuz. Paru en 1974, le roman de Jacques Mercanton raconte la vie quotidienne de Waldfried, un pensionnat autrichien près de la frontière bavaroise, au pays du Danube, pays mystérieux, germanique, à la fois réel et onirique.

Le pensionnat forme un monde clos, soumis au rythme cyclique des saisons. Il ne se passe rien. Ou presque. On n’y trouve aucune indication précise de l’époque dans laquelle ces événements se déroulent, juste quelques indices permettant de les situer entre la fin de la Deuxième Guerre mondiale et le début de la guerre d’Algérie.

Nicolas, le narrateur et alter ego de Mercanton, arrive dans le pensionnat avec l’idée de rester deux ou trois jours. Au final, il restera beaucoup plus longtemps et y retournera à plusieurs reprises. Maria Laach, la directrice de l’établissement, d’origine bohémienne, l’engagera comme répétiteur de français. Il se noue d’amitié avec Bruno van der Weiden, un jeune garçon belge à la fois charismatique, fascinant et mélancolique avec lequel il entreprend de fréquentes excursions dans le pays. Des relations se tissent entre les jeunes garçons au fil des activités quotidiennes, travaux dans l’atelier de menuiserie, tennis, matchs de foot, promenades, excursions en canoë, repas communs sur la terrasse, etc. De petits drames se passent, et de grandes crises, des manœuvres et des intrigues. Que l’on s’entende bien, il y a des événements graves, entre la vie et la mort, mais sans rien de tragique. Les personnages restent secrets et insaisissables. Rien que des visages et des voix, et le passage des saisons, et la nature qui est omniprésente et change constamment. Tout paraît anodin, englouti dans le quotidien du pensionnat, et dans les figures de la répétition, les variations du même, dans cette durée sans vraie progression, qui fait plus penser à une série-télé qu’à un récit épique.

Jacques Mercanton est le romancier de l’insaisissable. C’est aussi un esthète de la langue. Il séduit d’abord par la qualité esthétique de son écriture, par l’élégance moderne et la beauté de son style ciselé et épuré. Sous sa plume, le fleuve et son paysage prennent la dimension d’un véritable personnage. Ensuite, il séduit par une sensibilité aiguë et un peu morbide. Enfin, et surtout, par la terrible malédiction qu’il fait peser sur la maison et ses habitants, que d’ailleurs le titre du roman annonce déjà. L’expression «l’été des Sept-Dormants» désigne dans certains pays germaniques, comme la Bohème, par exemple, une année comportant des irrégularités, des catastrophes, des mésaventures dans les récoltes, etc. C’est cette signification-là qu’il faut avoir en tête quand on lit ce roman plus que la légende chrétienne selon laquelle sept jeunes chrétiens persécutés par les Romains, et murés dans une caverne à Éphèse, en Asie Mineure, se seraient réveillés deux siècles plus tard.

A plusieurs reprises, Maria Laach fait allusion à cette ancienne légende quand elle annonce le malheur. En effet, lentement, au fil des pages, un certain désenchantement s’empare de cette jeunesse, qui est là pour mieux être préparée à la vie mais qui déjà ne semble avoir aucun avenir. Surtout après la mort de Maître Laach, seul personnage vraiment enthousiaste et amoureux de la vie, le désespoir s’enracine de plus en plus dans la maison. En attendant, les saisons passent, les pensionnaires arrivent et repartent; il y a de petites joies et de petites déceptions, et aussi des mariages, des maladies et des enterrements. Une atmosphère de trouble et d’inquiétude qui persiste. Une impression d’égarement, une énigme à la fois insoluble et dérisoire, le malaise de quelque chose de déréglé, de lâche et de hasardeux… Avant que le malheur s’incarne définitivement dans le personnage de Bruno.

L’histoire est racontée à la première personne du singulier. Or Nicolas est le personnage sur lequel on en apprend le moins. Il semble absent du récit qu’il raconte. Narrant avec un étonnant détachement ce qui arrive aux autres, il ne fait guère état de ses propres sentiments. Ce n’est pas lui, le personnage principal. Cela ne peut pas non plus être Maria Laach. Elle est comme un prisme. Chacun dit quelque chose d’elle. Pour les uns, elle est intrigante, pour les autres bienveillante. Sur elle, on n’a toujours que des points de vue, des interprétations, des conjectures, des rumeurs et des rancunes supposées ou vraies, de sorte qu’elle n’a jamais de nature propre.

Elle est à l’image du roman où tout est fuyant et ambigu. Mercanton joue sur la durée et sur un certain détachement. Jusqu’à la fin, les personnages restent étrangement secrets, insaisissables, mystérieux. Derrière un faux calme demeure en état latent un monde corrompu, plein de désordres, de violences et de perversions. Le monstre ne sort jamais de sa forêt. Même le malheur, quand il frappe vers la fin, est indécis quant à sa nature. Accident, suicide, acte criminel? Le mystère persiste jusqu’au bout. L’Été des Sept-Dormants repose sur une indécision foncière. La vérité des faits nous échappe. La profondeur des êtres n’est que suggérée et effleurée. Malgré la présence des grands thèmes de la littérature, l’art, la musique en particulier, la nature, l’amitié, la jeunesse, la virilité, la souffrance, la mort, le sacré, la perte, la fuite du temps, la fatalité, la prédestination et le désespoir, ce roman ne dépasse pas la grande sphère de l’ambiguïté. Les esprits modernistes peuvent trouver cela excitant d’autres au contraire restent sur leur faim.

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