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Dans le temps

Jacques Perrin
La Nation n° 2139 3 janvier 2020

Ce n’était pas mieux avant, c’était mieux toujours. (Philippe Muray)

Dans le temps, j’étais un petit garçon de Saint-Prex. Au début des années soixante, la grande accélération commençait, et je l’ignorais.

Je n’ai pas connu mon grand-père paternel, mort à 56 ans. Il avait émigré d’Ependes vers les rivages lémaniques où il gagnait sa vie en entretenant les jardins de grandes propriétés. Il était aussi maraîcher et vigneron, ayant acquis quelques poses non loin de la maison qu’il avait fait construire entre la route cantonale et la voie de chemin de fer. Aujourd’hui mon neveu y vit. Resté seul avec sa mère, mon père dut à l’âge de 16 ans assurer la subsistance de sa minuscule famille.

Mon grand-père maternel était boucher. On le voit sur une photo des années vingt, en tablier, posant entre deux vaches avec son épouse Juliette issue d’une famille vigneronne d’Aran-Villette. Leurs commis les entourent, tenant couteaux à trancher, couperets et feuilles; son numéro de téléphone est inscrit sur la façade: 25.

En 1960, des agriculteurs vivaient encore à l’intérieur des murs de Saint-Prex. Des verriers fribourgeois et les premiers immigrés italiens avaient rejoint les vignerons et les pêcheurs. Le village comptait trois épiceries, deux boucheries, deux boulangeries et une laiterie, deux salons de coiffure, plusieurs cafés-restaurants. Je me souviens des noms des commerçants: Rochat, Liechti, Sciboz, Savoy, Signorelli, Bernard, Bovey, Dutoit, Bongard…

Ma famille respectait la norme villageoise de l’époque: un homme et une femme mariés à l’église protestante, fils et fille d’indépendants, sans dettes, ayant engendré deux garçons. Nous vivions des légumes et des fruits du jardin, de la viande, des poissons, du lait et des œufs produits localement; mon père s’était mis en tête de cultiver des asperges au fond de la cave. Durant l’hiver, j’aidais ma mère à extraire poireaux et rampon du sol glacé, à les laver puis à les mettre en cageots que mon père livrait aux épiciers du bourg.

Le plastique existait à peine. Un bidon de fer-blanc servait à transporter le lait; on remplissait les paniers à commissions de victuailles; des pages de la Feuille d’Avis servaient d’emballage; des bouteilles en verre contenaient l’Henniez consommée de temps à autre à la place de l’eau du robinet; les enfants ne buvaient pas de coca, à moins que le médecin n’en prescrive contre la coqueluche! Le chauffage au mazout venait d’être installé, mais il fallait apporter des bûches à la tante Augusta, pour son fourneau. Les déchets organiques finissaient en compost sur le ruclon, les écoliers récupéraient les vieux journaux.

Le trafic automobile et ferroviaire, modéré, ne nous empêchait pas de dormir. L’autoroute, presque achevée, se situait à plusieurs kilomètres. Tous les chemins de campagne étaient en terre battue; de petites routes conduisaient d’un village à l’autre. Les vaches paissaient derrière le tunnel sous la voie de chemin de fer. Il n’y avait de ce côté que des fermes, notamment celle du vieux paysan que mon père appelait ce pauvre André, dont le fils fraîchement marié à une Suisse allemande allait reprendre le domaine, reléguant ses parents dans une petite maison proche de la ferme, construite tout exprès, selon la coutume bernoise. André devait céder le pouvoir… Notre voisin fribourgeois Alexandre, contremaître à la verrerie, n’avait pas oublié les gestes campagnards. Il élevait des lapins et j’assistais au dépeçage de ceux que ma mère apprêterait le dimanche, à moins que ce ne fût le tour du poulet. Mes parents ne prirent jamais l’avion de leur vie. Les vacances consistaient à travailler un peu moins. Le véhicule utilitaire nous amenait à Morges, pour voir un film à l’Odéon. Avec la camionnette VW, mon père et ma mère ne voyagèrent pas plus loin que les Abruzzes ou la Campanie, quand ils rendaient visite à Antonio ou Alessandro, saisonniers italiens auxquels on avait fini par s’attacher. L’hiver, nous allions aux Mosses, dans un chalet prêté par un copain. Se rendre à Lausanne était une expédition. Quand je dus fréquenter le gymnase, je partis avec ma mère en reconnaissance, parce que je ne savais quel chemin emprunter pour aller de la gare à la Cité… Nous économisions l’eau et l’électricité. Il fallait éteindre les lumières; les coups de fil ne duraient pas; le père d’abord, puis les fils, se succédaient dans l’eau du bain…

Pourquoi cette évocation à la première personne? Pourquoi revenir sur une enfance rustique? Approfondissant mes réflexions sur l’écologie, je me suis aperçu que ce dont rêvent certains écolos, c’est le temps de mon enfance, si l’on excepte la boucherie du grand-père, que les véganes caillasseraient.

Ensuite tout s’est emballé, les miracles techniques se sont succédé, la civilisation marchande s’est infiltrée partout.

Il se trouve que nos marraine et parrain habitaient à Genève. Ils n’avaient pas d’enfant et nous gâtaient, mon frère et moi. Grâce à eux, nous pûmes accéder à l’univers urbain, aux livres, aux musées, à des vacances en Espagne où nous assistâmes à des corridas sans en être horrifiés.

A Saint-Prex, les villas se multipliaient, la population allait tripler en 30 ans, la Coop apparut. On acquit un poste TV en 1966 pour assister à la coupe du monde de football en Angleterre. Mon père abandonna les travaux maraîchers pour se consacrer à l’entretien des parcs et des jardins, créant une véritable entreprise que mon frère reprit, développa et gère encore, ayant engagé Portugais, Kosovars et frontaliers français.

A la fin des années septante, l’argent s’accumulait. Le ski et le tennis concurrençaient le foot et la gym. Le FC Amical Saint-Prex, qui envisageait une ascension en ligue supérieure, engagea un entraîneur semi-professionnel. Il se paya des transferts en provenance du FC Chêne Aubonne ou du Forward de Morges. La présidence des clubs revenait aux entrepreneurs locaux qui entouraient les pelouses de plaques de métal où figuraient des réclames.

Mon frère et moi devions étudier, soit pour acquérir les connaissances techniques nouvelles nécessaires au métier de jardinier, soit pour entrevoir une carrière. Il fallait gravir les échelons…

A l’orée de 2020, derrière la voie de chemin de fer, les vaches ont disparu, remplacées par de multiples entreprises dont Fischer Connectors (reimagining connectivity together). A l’ouest s’étale le Littoral shopping center, conglomérat de grandes surfaces aux couleurs criardes. Le trafic est envahissant. On se sent à l’étroit. Mais les vignes survivent.

Il se peut que nous ayons trop bien réussi, pourtant nous ne le déplorons pas. L’abondance sera toujours préférable à la pénurie. L’homme est par nature sapiens – il a la capacité de connaître et réfléchir. Il est aussi faber, autrement dit ouvrier, technicien, prolongeant par l’usage d’outils ses capacités naturelles plutôt faibles. Il ne peut s’empêcher ni d’agir, ni de rechercher le confort, mais celui-ci a des inconvénients. Il amollit l’envie de lutter, disperse l’attention. Le travail perd parfois son sens. Des emplois interchangeables se substituent au souci du travail bien fait, en attendant l’automatisation. L’abondance des marchandises rend les individus envieux et dépendants des objets.

La génération de mon père était plus disponible en faveur des amis pour boire des verres au carnotzet, de la famille, des services communautaires, même militaire, voire pour la contemplation, car le rythme de vie était plus lent. On se fatiguait physiquement, mais le stress de la concurrence croissante n’énervait presque personne.

Comme dans toutes les époques troubles, on souhaite aujourd’hui plus de mesure, de sorte que le souci des fins vienne équilibrer l’obsession des moyens.

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