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Des canons pour tuer des mouches?

Jean-François Cavin
La Nation n° 2143 28 février 2020

Le conseiller aux États valaisan Beat Rieder souhaite interdire que les parlementaires fédéraux bénéficient de mandats rémunérés en lien avec les commissions thématiques (politique extérieure, sécurité sociale et santé publique, économie et redevances, etc.; il y en a neuf) où ils siègent. Il entend ainsi lutter contre la pratique de certaines entreprises, associations ou coalitions d’intérêts qui s’approchent des élus nommés dans les commissions qui les concernent et leur proposent des collaborations rémunérées. La Commission des institutions politiques du Conseil national vient d’approuver cette proposition, qui va donc cheminer au long de la procédure parlementaire.

Il y a peut-être des abus. On cite volontiers la présence massive de mandataires des caisses-maladie dans la Commission de la sécurité sociale et de la santé publique et on lui impute le blocage des tentatives de réformer l’assurance-maladie. C’est oublier un peu vite que le peuple lui-même a refusé plusieurs changements d’importance: l’institution d’une caisse unique, les primes calculées en fonction du revenu, l’abandon du libre choix du médecin (espéré par les caisses!). Quoi qu’il en soit, il reste à prouver que la représentation des intérêts privés au sein des commissions a des effets néfastes au bout du compte: il y a encore tant d’étapes du processus législatif, avec les débats des groupes politiques, les décisions d’un conseil, puis de l’autre, le référendum le cas échéant! On souhaite évidemment que les membres du législatif, d’ailleurs tenus de déclarer leurs intérêts, aient assez de civisme et de hauteur de vue pour considérer le bien commun au-delà des intérêts particuliers. Mais on doute qu’il convienne de sortir la grosse artillerie pour combattre un mal qui n’est nullement avéré.

Une première difficulté se présente du fait de notre système de milice. Les élus conservant une activité lucrative privée à côté de leur fonction politique, les cas d’incompatibilité pourraient être nombreux. Cela n’a pas échappé à M. Rieder, qui ajoute trois exceptions à la règle qu’il propose: on pourra toujours exercer son métier en lien avec la commission où l’on siège (l’avocat à la Commission des affaires juridiques par exemple), les mandats payés qui existaient déjà un an avant les élections ne seront pas interdits, et l’on tolèrera aussi ceux qui rapportent moins de 5’000 francs par an.

La première de ces cautèles soulève bien des questions, et conduit même à des absurdités. Le directeur d’une entreprise pharmaceutique pourrait siéger à la Commission de sécurité sociale et de santé publique, mais pas un administrateur de cette même société! Un permanent de l’Union suisse des arts et métiers serait membre de la Commission de l’économie et des redevances, mais pas le président de cette organisation faîtière! Le président d’une chambre d’agriculture cantonale, s’il est rémunéré, serait proscrit, mais pas le directeur de l’Union suisse des paysans... C’est difficilement tenable.

Une autre difficulté réside dans la définition du «lien» entre les mandats privés et les domaines relevant des commissions thématiques. Ceux-ci sont assez largement conçus, si bien qu’un parlementaire pourrait se voir banni de plusieurs d’entre elles. Le président de l’Union syndicale suisse (M. Maillard a pris cette fonction moins d’un an avant son entrée au Conseil national) représente les intérêts syndicaux en matière d’économie, de sécurité sociale, d’immigration; le voilà exclu de trois commissions au moins. L’administrateur d’une entreprise exportatrice de matériel médical n’aurait pas le droit de siéger dans les commissions de l’économie, de la santé publique, et peut-être des affaires juridiques (en charge de la concurrence déloyale) et de la politique extérieure (si l’accord institutionnel avec l’UE conditionne la reconnaissance européenne des certifications suisses). Le mandataire d’un commerce de produits pétroliers serait écarté des commissions de l’économie, de la sécurité (en charge de l’approvisionnement du pays en temps de crise), de l’environnement, aménagement du territoire et énergie, des transports et communications (trafic routier). Ainsi de suite. On aboutirait à une disqualification à large échelle de parlementaires actifs dans la société civile, parfois pour des risques de partialité très ponctuels.

Cette chasse aux éventuelles compromissions aurait pour effet de priver les commissions thématiques de membres compétents dans leur domaine. Les connaissances techniques ne remplacent certes pas la qualité du jugement, mais tout de même! Le praticien de la prévoyance professionnelle peut apporter des lumières à ses collègues attelés à la réforme du «deuxième pilier»...

Cependant, aucune limitation ne semble prévue pour d’autres représentants d’intérêts: ceux qui, titulaires de mandats publics rémunérés dans les cantons et les communes, se battent pour augmenter les subventions aux régions de montagne, pour obtenir la réalisation d’un tronçon d’autoroute, pour maintenir une ligne de transport public déficitaire, ou pour renforcer la péréquation au profit de leur canton. En sa qualité de Valaisan, M. Rieder connaît cela...

Le parlement, en fait, est un tissu d’intérêts économiques, financiers, sociaux, culturels, locaux, cantonaux. Qu’un élu soit porteur de certains d’entre eux est parfaitement naturel et ne doit pas conduire à le discriminer. Il est aussi légitime, et souvent moins néfaste, de faire valoir des intérêts particuliers, dont le législateur ne saurait faire abstraction, que des théories à la mode ou des opinions idéologiques. Plutôt que de créer un système d’incompatibilités impraticable et parfois injuste, et à défaut de pouvoir compter sur la retenue des parlementaires eux-mêmes et sur l’intelligence de leurs groupes politiques dans le choix des commissaires, peut-être pourrait-on revoir la pratique en matière de récusation, lors de cas mettant manifestement et concrètement en cause l’indépendance de l’élu. Mais il ne serait pas sage, en prétendant protéger les institutions, d’en emberlificoter l’usage.

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