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Confinement et désespoir

Jacques Perrin
La Nation n° 2148 8 mai 2020

Après quelques semaines de confinement, même si nous sommes d’un naturel peu sociable, les personnes en chair et en os nous manquent. Skype est utile, mais froid.

Juste avant l’irruption du virus, nous écoutions Bartleby le scribe, nouvelle lue avec beaucoup d’art par le comédien Michael Lonsdale. Herman Melville, l’auteur de Moby Dick, l’a écrite en 1856. L’histoire est celle d’un confiné absolu.

Le narrateur, notaire à Wall Street, prudent, méthodique, chrétien charitable aimant sa tranquillité, engage un copiste de pièces juridiques nommé Bartleby, car son volume d’affaires croît. Le notaire installe le scribe, maigre et pâle, dans son bureau personnel, à portée de voix, derrière un paravent vert, près d’une fenêtre d’où seul un mur de briques se laisse voir.

Au début, Bartleby se révèle un copiste méticuleux et acharné. Il est d’usage que les scribes contrôlent réciproquement leurs copies. Alors que le notaire demande à Bartleby de vérifier un document, celui-ci refuse, prononçant pour la première fois cette formule dévastatrice: I would prefer not to (je ne préférerais pas ou j’aimerais mieux pas, selon les traductions). Le narrateur, perplexe, ne sait comment réagir; il est consterné, mais se veut bienveillant. Bartleby ne sort jamais pour déjeuner, se nourrit de biscuits au gingembre, ne boit ni bière, ni café, ni thé, ne lit pas et ne parle pas, si ce n’est pour répondre succinctement aux questions. Le notaire, pris d’une mélancolie fraternelle, s’accommodera de lui, du moment qu’il copie bien.

Au bout de quelque temps, le copiste, exempté de relectures, refuse de se rendre à la poste ou de renseigner les clients. Il annonce qu’il ne fera plus aucune copie, demeurant dans son ermitage à contempler le mur de briques.

Le notaire finit par s’apercevoir que Bartleby a élu domicile dans son étude où il dort et passe ses dimanches. Il est comme foudroyé. Il éprouve de la pitié pour ce scribe abandonné, sans famille, sans amis ni origine. Sa blafarde hauteur et son austère réserve le touchent. Son attachement pour cet être étrange fait jaser et sa réputation professionnelle se ternit. Il se résout à se débarrasser de Bartleby. Partagé entre la pitié envers cette épave au milieu de l’Atlantique et une répulsion frisant la trahison, il lui offre de l’argent, l’invite en vain dans son domicile privé et lui propose de nouveaux emplois:

– Que diriez-vous d’un emploi de commis dans une mercerie ?

– C’est un travail bien trop confiné, un emploi de commis ne m’intéressera pas, mais je ne suis pas difficile.

– Trop confiné, m’écriai-je, mais vous restez confiné tout le temps…

– J’aimerais mieux ne pas être commis.

En désespoir de cause, le notaire s’enfuit, parcourant indéfiniment New York avec son cabriolet, puis vend ses locaux pour s’établir ailleurs. Le nouveau propriétaire fait arrêter Bartleby qui demeure sur le palier. Le scribe est emprisonné pour… vagabondage.

Le notaire lui rend deux fois visite dans la prison de New York appelée Les Tombes. Il paie un gargotier qui améliore l’ordinaire du scribe, sans que celui-ci daigne en profiter: J’aimerais mieux ne pas déjeuner.

A la seconde visite, Bartleby est recroquevillé sur le sol de la cour, sa tête reposant sur les dalles froides, immobile, les yeux ouverts. Le narrateur les lui ferme en citant le livre de Job: Pourquoi ne suis-je point mort dans le sein de ma mère ? […] Car je dormirais maintenant dans le silence, et je me reposerais dans mon sommeil, avec les rois et les consuls de la terre, qui durant leur vie se bâtissent des solitudes.

Cette nouvelle loufoque et poignante rend plus perplexe encore que L’Etranger de Camus. Elle nous plonge dans le mystère du nihilisme – Bartleby ne veut ni vivre, ni mourir, il a renoncé à vouloir, il est juste sédentaire et préférerait s’abstenir de tout changement.

Nous sommes aussi pris, selon les mots du narrateur, dans la désespérance de pouvoir remédier à un mal exceptionnel, à un désordre inné et incurable. Le notaire est une sorte de double de Bartleby. On ignore son nom. A-t-il une femme, des enfants, des amis? N’est-il pas lui aussi pitoyable? Sans doute, Bartleby et lui auraient préféré ne pas se quitter.

Nous serons bientôt «déconfinés», mais veillons au désespoir des êtres, perdus parmi les écrans, que notre mode de vie individualiste confinait avant le corona, et qu’il reléguera encore plus après, quand les outils de communication et de traçage auront rendu superflu tout rapport vivant entre les hommes.

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