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De la certitude au doute

Jacques Perrin
La Nation n° 2151 19 juin 2020

Durant la pandémie, savants et experts se bousculent sur les plateaux de télévision. Certains sont starisés. A peine un épidémiologue avance-t-il une thèse quelconque sur le déroulement de la maladie qu’un virologue affirme le contraire. Ceux qui disent «nous ne comprenons pas encore» paraissent plus rassurants.

Depuis des siècles, la civilisation occidentale attend beaucoup de la connaissance scientifique. C’est Platon qui donne le branle: l’élite philosophique accédant au ciel des Idées s’attribue la mission d’éclairer les citoyens ignorants, prisonniers du monde d’en bas. Elle veut donner des ordres aux chefs politiques. Au XVIe siècle, forts de leurs connaissances astronomiques, de leur art de la navigation et de la maîtrise des armes à feu, les Européens de l’Ouest conquièrent le monde et imposent leur domination aux peuples colonisés. Après Galilée et Descartes, le mouvement s’accélère. La science et la technique nous délivrent de la pénurie et de certaines maladies.

Aujourd’hui, grâce à l’informatique, à la génétique et aux nanosciences, les transhumanistes nous promettent l’immortalité. Les écologistes nous incitent à «écouter les scientifiques» et savent que la pandémie de coronavirus est due à la déforestation.

Tout semble au mieux, mais le doute gagne les Occidentaux conscients de leur affaiblissement et des crises climatico-énergétiques qui menacent. Deux guerres mondiales ont mis l’Europe à genoux, sa démographie est en berne; les États-Unis sont déchirés; la Chine occupe le devant de la scène; la Russie et l’Inde veulent leur part; le monde musulman tient à se venger des humiliations subies; la jeunesse proliférante de l’Afrique déborde. Ce ne sont pas seulement les nations montantes qui menacent l’Occident, mais aussi la fonte des glaces, les sécheresses, les tempêtes, les virus, le manque de métaux rares, les vagues migratoires. Les puissances européennes puis leur rejeton américain ont fait la mondialisation: faut-il la défaire? Le progrès scientifique, la modernisation universelle et les droits de l’homme l’ont accompagnée: faut-il remettre en question ces «avancées»? Un petit livre d’entretiens accordés par Bruno Latour en 2004 à un confrère nous aide à envisager ces questions.

Fils d’un négociant en vins, Latour est issu de la bonne bourgeoisie bourguignonne; il est attaché au catholicisme. D’abord philosophe, il s’adonne ensuite à l’anthropologie et à la sociologie des sciences. La crise climatique le préoccupe beaucoup. Intellectuellement, Latour n’est pas un moderne, ni un postmoderne; il n’est cependant pas réactionnaire: Réussir le monde commun est bel et bien l’horizon à long terme de l’humanité, dit-il; il se veut non moderne, contestant les séparations tranchées entre la nature et la culture, le sujet et l’objet, le fait et la valeur. Conceptuellement, il peut être utile d’opérer ces distinctions, mais dans la réalité tout se mélange. La science et la politique ne sont pas non plus séparées. Les savants sont immergés dans la vie de la cité et les politiques ne peuvent ignorer le progrès des sciences; mais à l’époque moderne, la science occupant toute la place, la politique se réfugie derrière les experts. Les faits, l’objectivité, la vérité – et la rentabilité – sont du côté de la science; la religion, la morale et la politique exhibent des valeurs contradictoires et conflictuelles. On a cru – on croit toujours – que la maîtrise des lois de la nature, de la société ou du marché faciliterait la tâche des politiques. Les décisions tomberaient toutes seules, découlant automatiquement de connaissances irréfutables fournies par des savants. La dialectique marxiste et la biologie raciale des nazis illustrèrent aussi cette croyance. Latour n’excepte pas les Verts, modernistes extrêmes restant selon lui dans l’horizon de la technocratie. Ils savent que le nucléaire est mauvais, ils savent que la nature exige la disparition de la chasse et des chasseurs. Comme les autres, ils utilisent la science pour arracher un accord entre humains, ils la kidnappent pour une tâche morale et politique. Les écologistes n’ont pas tort sur tout, loin de là, mais l’écologie ne doit pas s’autonomiser de la politique et la court-circuiter.

On a accusé Latour de relativisme; selon ses contradicteurs, il aurait mis les vérités scientifiques et les croyances sur le même plan. Ces accusations sont injustes. Latour pense que la science affirme des choses vraies, mais qu’on attend trop d’elle parce qu’on ignore son fonctionnement. En tant que sociologue des sciences, il a étudié la vie en laboratoire. Les faits n’apparaissent pas dans une évidence lumineuse qui emporterait sans peine la conviction. Conformément à l’étymologie du mot, les faits sont construits – en latin facta signifie choses fabriquées. Il n’est pas possible de distinguer strictement le naturel du construit. L’eau bout partout à 100 degrés, c’est un fait, l’énoncé qui nous en informe dit vrai. Pour parvenir à cette vérité scientifique et à d’autres plus complexes, un travail de construction est nécessaire. Etudiant celui de Pasteur, Latour a montré l’importance de la pratique et de l’environnement du chercheur. Tout compte: l’organisation du laboratoire, les collègues, les rivalités, les mesures, les expériences sur le terrain, les instruments, l’écriture des équations, l’idéologie du chercheur et son histoire personnelle, les revues scientifiques, les articles, les coûts, les subventions de l’industrie ou de l’Etat.

La science progresse lentement, à tâtons, en proie aux incertitudes. Selon l’épistémologue Karl Popper, une théorie scientifique n’avance pas en accumulant les observations qui la confortent définitivement ou grâce à des hypothèses inventées tout exprès pour l’extraire des difficultés, au contraire. Ce qui importe, c’est que le chercheur ne manque pas l’événement minuscule encore inobservé qui, falsifiant la théorie, oblige à en formuler une nouvelle.

On ne peut en vouloir à la science de ne pas tout savoir. Il y a une part d’arbitraire dans l’établissement des faits, notamment des seuils de dangerosité. L’observation modifie ce qui est observable et nous ne maîtrisons pas toujours nos productions. Naguère l’amiante passait pour un produit parfait, aujourd’hui il est maudit. On ne peut demander des certitudes sur les conséquences inattendues de nos actions. La science a la mission de nous rendre perplexes. L’idée qu’il suffirait aux politiques de se pénétrer des rapports scientifiques pour savoir avec certitude quelle décision prendre est erronée. Il n’y a pas d’un côté ceux qui savent et de l’autre ceux qui agissent dans l’ignorance. La séparation des faits objectifs et des valeurs subjectives rend l’expertise confuse et la politique impossible. Les experts sont souvent dans la même situation d’aveuglement que les profanes. Les acculer au vrai n’arrange rien.

Le triomphe de la modernité occidentale atteint ses limites. Les autres cultures se rebiffent et les non-humains s’agitent. C’est l’occasion pour les Occidentaux de mieux se connaître, grâce à une anthropologie symétrique, en s’observant eux-mêmes avec les méthodes dont ils se sont servis pour étudier les ethnies «primitives», de se présenter aux autres cultures sous un jour nouveau, de se demander à quoi ils tiennent vraiment. Ce serait selon Latour le prestige des Occidentaux d’infléchir la modernisation, d’user de diplomatie intelligente, d’entrer en dialogue avec les autres cultures et les non-humains dans un parlement d’un nouveau style, où l’on viserait à ne pas s’unifier trop vite, mais à composer un monde pluriel et commun.

Ce projet a des accents utopiques, certes, mais moins irritants que d’habitude .

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