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Honte & tee-shirt

Jean-Blaise Rochat
La Nation n° 2159 9 octobre 2020

Il y a un quart de siècle, dans le collège où j’enseignais, les élèves dont la tenue était jugée inconvenante étaient envoyés au secrétariat pour endosser un maillot de sport démodé, tiré d’un stock depuis longtemps inemployé par les maîtres d’éducation physique. Le coupable enfilait en récriminant le vêtement mal ajusté, généralement beaucoup trop grand, et revenait l’après-midi changé en conséquence. Qu’est-ce qui était incriminé? Essentiellement des inscriptions inacceptables: «Fuck», «I am horny», des images discutables, telle cette réunion de lapins agiles qui se livraient à mille plaisantes galipettes sur toute la surface textile, par-devant, par-derrière.

Vingt ans avant le cycle Pinchat à Genève, nous avions inventé le «tee-shirt de la honte». Il ne me semble pas que des parents aient protesté, et je crois plutôt qu’ils étaient satisfaits qu’on les seconde dans leurs efforts éducatifs. Par ailleurs, je n’ai pas souvenir que des adolescents aient dû recourir à un soutien psychologique pour surmonter l’atroce brimade. Quant aux enseignants, ils n’étaient pas à l’abri des remontrances de la direction: tel maître avait été rappelé à l’ordre pour s’être présenté en cycliste moulant devant sa classe; ou cette prof d’allemand qui promenait une confortable silhouette en leggings vert ou rose fluo. Il était convenu que l’école n’était pas un espace de liberté totale et qu’on ne pouvait pas toujours y porter les mêmes habits qu’à la maison.

Aujourd’hui, la situation est beaucoup plus confuse et l’individu roi brandit ses droits imprescriptibles à s’habiller comme bon lui semble. La permissivité des mœurs accompagne ce mouvement qui exige une liberté sans entraves. Naguère, on avait une tenue pour chaque activité et on s’apprêtait selon les circonstances, pour aller au restaurant, au concert, à un enterrement. Les gens de ma génération ont encore connu, enfants, l’incommodité des «habits du dimanche». L’effacement progressif des codes de la bienséance a ouvert la porte à la licence et à diverses revendications, aujourd’hui récupérées par un militantisme féministe agressif.

Un établissement scolaire genevois faisait porter, aux élèves habillés d’une manière jugée incorrecte, un maillot extra-large avec mention «J’ai une tenue adéquate». Des protestations, une manifestation, le tout relayé complaisamment par les médias d’ici et d’ailleurs (jusque dans le Dauphiné!) attisent la polémique. Des jeunes filles et des jeunes femmes agitent des pancartes: «L’humiliation n’est pas une forme d’éducation!!!»; «Le problème est dans votre regard de prédateur»; «Occupe-toi de ton sexisme plutôt que de ma tenue» … La correspondante de Radio Lac commente: «Elles ont dénoncé la sexualisation du corps de la femme. Et revendiqué le droit de s’habiller comme elles souhaitent.» Cette revendication est troublante, parce que le style vestimentaire choisi par nombre de femmes actuellement érotise fortement le corps. Que veulent-elles? Qu’on les admire ou qu’on cultive une indifférence de moine trappiste? Il y a une contradiction entre développer un look sexy et exiger qu’on n’y prenne pas garde.

C’est une illusion de croire que les choix vestimentaires des jeunes des deux sexes sont libres: ils sont soumis à la dictature des marques de la mode, subissent diverses pressions communautaires. Les filles reproduisent, peut-être sans en être parfaitement conscientes, les codes esthétiques hypersexualisés, empruntés à des idoles de la mode, de la musique, du sport. Elles ne devraient pas trop s’étonner d’attirer les regards de jeunes mâles, pas forcément prédateurs. La contagion sociale fait que les jeunes gens cherchent moins à se distinguer qu’à se conformer à la loi du groupe, souvent par simple imitation, et parce qu’il est plus commode d’être semblable aux autres, extérieurement.

Ils sont rares les adolescents qui choisissent de se démarquer clairement du troupeau. Il y a quelque dix ans, un collégien de mon établissement, seize ans, possédait une garde-robe extravagante de richesse et d’originalité. Disons qu’elle ne laissait planer aucun doute sur l’orientation sexuelle du garçon. Un après-midi d’été, soleil éclatant, il traversa la cour vêtu d’une longue robe moulante écarlate, dos nu, talons aiguilles. Le directeur fit venir le coquet en son bureau et lui tint à peu près ce langage: «J’admire ton élégance et ton audace. Tu as braqué les yeux de tous sur ta personne: l’opération est réussie. Mais il est hors de question que tu reviennes en classe demain dans cette tenue tapageuse.» Le prévenu s’inclina, sourit, et le lendemain il était costumé en poète romantique avec un ample jabot ruisselant sur une élégante veste à festons.

La suprême élégance est de passer inaperçu, parce que le tact commande de ne pas choquer. Une personnalité affirmée n’a pas besoin de s’exprimer par des excentricités vestimentaires. Toutefois il est normal que certains ados, en pleine construction identitaire, cherchent à provoquer pour éprouver jusqu’où on peut aller trop loin. C’est aux adultes de placer des barrières et des poteaux indicateurs. Cela s’appelle l’éducation.

Chaque fois que revient sur le tapis le débat autour du vêtement, on évoque la possibilité de l’uniforme à l’école. Dans une société en mal de repères moraux et culturels, les avantages semblent évidents. L’uniforme crée l’égalité et, paradoxalement, exacerbe l’individualité. A l’armée, chacun a pu faire cette expérience: dans l’uniformité vestimentaire, les parties visibles du corps, mains et visage, sont plus expressives; elles soulignent puissamment la personnalité de chacun. Le regard n’est pas distrait par l’accessoire. L’instauration de l’uniforme scolaire se heurte à plusieurs difficultés. Contrairement aux pays anglo-saxons et au Japon, nous n’avons pas de tradition dans ce domaine. Le choix du style de l’uniforme risque de s’enliser dans de stériles discussions esthétiques et morales. Je ne suis pas a priori pour la cravate et la jupe plissée, mais si au terme des débats on aboutit à une monstruosité unisexe pseudo-consensuelle, autant maintenir l’état d’anarchie actuel.

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