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L’histoire vécue

Olivier DelacrétazEditorial
La Nation n° 1859 27 mars 2009
«Ça ne s’est pas passé comme ça!» fut la réaction de nombreux Suisses qui avaient vécu la guerre, quand ils prirent connaissance des premiers travaux de la «Commission indépendante d’experts» (CIE) travaillant sous la présidence du professeur Jean-François Bergier. Mais voilà, cette commission avait précisément exclu les témoignages directs de son champ de travail. Une lettre au Conseil fédéral du «groupe de Travail Histoire vécue», proposant la désignation d’un comité consultatif composé de témoins de l’époque, n’eut même pas l’honneur d’un accusé de réception.

Ce groupe s’était constitué en 1998, soit deux ans après la CIE, dans le but de rectifier et de compléter certaines affirmations discutables voire carrément fausses du Rapport Bergier. Il abattit en dix ans un travail considérable, organisa de nombreuses interventions publiques, communiqués, articles, conférences de presse, et publia pas moins de trois ouvrages chez Cabédita, La Suisse face au chantage en 2002, La Suisse au pilori? en 2005 et Guerre et neutralité – Les neutres face à Hitler en 2008. Nos lecteurs se rappellent les articles que La Nation leur a consacrés.

L’historien moderne, féru d’exactitude et d’authenticité, se méfie des témoignages oraux. Il préfère les documents écrits. Il n’a pas entièrement tort, car la mémoire individuelle est d’un usage délicat. Même honnête et lucide, elle n’est qu’un point de vue particulier sur les choses. Le témoin voit et juge avec ses lunettes. Surtout, la mémoire bouge. Elle se reconstitue continuellement. Elle intègre des éléments nouveaux. J’ai vu des personnes de bonne foi s’attribuer toutes deux la paternité du même bon mot. Peut-être aussi, sur les thèmes controversés, les historiens ont-ils peur de se faire duper par de beaux parleurs intéressés à valoriser ou à occulter l’un ou l’autre aspect de la période incriminée. C’est ainsi que dans sa thèse sur la Ligue vaudoise, M. Butikofer n’a pas recouru aux témoignages oraux qu’auraient pu donner certains de nos membres. Nous l’avons regretté, pensant notamment à tout ce que Pierre Bolomey, qui avait consacré une année à plein temps au Grütli, aurait pu raconter.

Un spécialiste du Moyen Age vaudois qui recevrait miraculeusement la visite de Pierre de Savoie, de ses compagnons et de quelques soldats éviterait- il, par crainte d’une fraude possible du «Petit Charlemagne», de lui demander quels étaient ses mobiles d’action, sa conception du pouvoir et de la justice, l’image qu’il se faisait de l’avenir des terres qu’il avait rassemblées en territoire? Le témoignage oral est peut-être moins fiable que le document écrit. De là à s’en priver purement et simplement, il y a un pas qu’un historien ne devrait pas franchir. Il suffirait qu’il restitue ces témoignages séparément, avec les précautions qu’observent les tribunaux dans ce domaine.

L’écrit offre-t-il d’ailleurs une assurance d’authenticité? Un texte, même écrit sans intention de tromper, peut avoir été rédigé sous l’effet de la colère ou sur la base de faux renseignements. Recopié et répandu dans la nature, n’en prendra-t-il pas, aux yeux de la population, un aspect d’authenticité?

La méfiance ne s’impose pas moins en ce qui concerne les textes authentiques, non en eux-mêmes, certes, mais dans leur interprétation. L’idéologie peut se frayer un chemin à travers la mise en valeur de certains faits, la mise au rancart de certains autres, les raccourcis, les développements, les allusions suspicieuses, les petites phrases assassines qui orientent le sentiment du lecteur. Pensons à M. Bergier lors de la présentation de son Rapport à la presse: «C’est dans ce sens que nous devons maintenir l’affirmation peut-être provocante dans la forme mais conforme à la réalité: la politique de nos autorités a contribué à la réalisation de l’objectif nazi le plus atroce: l’Holocauste.»

Et si, en l’occurrence, le refus des témoignages s’expliquait par la crainte de la CIE de voir mise à mal une de ses idées directrices, celle d’une division morale profonde entre une population suisse saine mais ignorante et ses dirigeants lâches et corrompus?

Le Groupe de Travail a été mal reçu par l’officialité. Il n’y a eu pour lui ni subventions, ni salaires faramineux, ni éloges médiatiques, ni cocktails et petits fours. On a daubé sur l’âge de ces «vieillards en voie de disparition», on a fait traîner des soupçons sur leur extrémisme de droite, voire leur antisémitisme. Ainsi, dans un texte Commission d’experts et «Histoire vécue»: une forme helvétique d’instrumentalisation des témoins (1), un M. Charles Heimberg juge que «l’appel aux témoins […] sert à l’évidence la cause d’un refus de la critique historique et vise à prolonger cette chape de plomb qui avait longtemps prévalu dans le regard de la Suisse sur son propre passé et sur l’attitude de ses diverses élites face au national- socialisme». (Quel style: prolonger une chape de plomb qui prévaut dans un regard!) Il reproche à leur démarche de n’être «en aucun cas […] une démarche rigoureuse d’histoire orale». Aveuglement idéologique, ce «formateur en didactique de l’histoire» est quant à lui certain d’être impartial!

Boudées par les politiciens et les historiens de cour, les publications que le Groupe de Travail a patronnées et toutes celles qui sont allées dans le même sens ont connu un franc succès de librairie. Notre Cahier Les conditions de la survie, dirigé et préfacé par M. Jean-Philippe Chenaux (2), a été épuisé en quelques semaines et réédité. Serait-ce que la thèse de la CIE d’une division de la Suisse entre une population saine et des autorités faibles correspond finalement à la réalité?

Après l’affaire des fonds en déshérence et avant celle du secret bancaire, le Rapport Bergier est l’un des rouages de la machine à démolir la Suisse.

Le Conseil fédéral des années de guerre a peut-être louvoyé assez large, mais dans la tempête il a gardé le cap, qui était la préservation du territoire et de l’indépendance de la Confédération. Le Conseil fédéral des années nonante, qui a commandé et payé le Rapport Bergier, qui en a publié les conclusions sans toutefois oser prendre position sur leur pertinence, a louvoyé au moins autant que son prédécesseurs. Mais lui n’a fait que cela.

La capacité de nuire du Rapport Bergier reste importante. On en a tiré un digest destiné aux écoliers, qui continuera à répandre une interprétation gaucho-marxiste du passé récent de la Suisse. On peut espérer qu’à plus long terme, ce monstre froid connaîtra lui aussi les feux de la critique. Alors, les documents et témoignages réunis par les membres du Groupe de Travail, leurs publications et celles qui ont visé le même but, sans parler des plus de mille heures de témoignages audio-visuels réunis dans l’opération Archimob (3), prendront toute leur valeur. nous leur devons, la Suisse leur doit une grande reconnaissance.


NOTES;

1) Heimberg, Charles, Bulletin trimestriel de la Fondation Auschwitz / Driemaandelijks tijdschrift van de Stichting Auschwitz, Bruxelles, Fondation Auschwitz, no 90, janvier-mars 2006, pp. 55-62.

2) Les collaborateurs de cet ouvrage étaient MM. Marc-André Charguéraud, Jean- Philippe Chenaux, Pierre Flückiger, Olivier Grivat, Carlo S. F. Jagmetti, Jean- Christian Lambelet, Jean-Jacques Langendorf, Philippe Marguerat, Eric Werner, Bernard Wicht et le soussigné.

3) Voir le site www.archimob.ch/f/ausstellung.html

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