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Bergier, Singer, même combat

Olivier DelacrétazEditorial
La Nation n° 1751 4 février 2005
Le Financial Times du 26 janvier dernier a publié le texte complet de l’allocution que M. Israel Singer, président du Congrès juif mondial, a prononcée à Berlin. Il vaut la peine d’en lire le texte complet, ou au moins le paragraphe qui a fait scandale et que nous citons en note (1). On voit en effet que M. Singer ne s’en prend pas seulement à la Suisse. Son attaque vise tous ceux qui, selon lui, participèrent au «plus grand des crimes jamais commis contre l’humanité», l’Autriche, qui ne fut pas la première victime mais le premier complice, la France qui ne fut pas tout entière derrière de Gaulle, la Suisse, dont la neutralité face au mal fut un crime, les gouvernements et l’industrie européens, qui ont financé et soutenu l’effort de guerre allemand, les nations occidentales qui ont contribué au génocide en refoulant les Juifs qui se présentaient à leurs frontières. Ces outrances tous azimuts relativisent quelque peu l’outrage fait à la Suisse.

L’officialité suisse a réagi dans le bon sens, mais assez platement et en se fondant surtout sur le fait que nous avions déjà fait des excuses. Président de la Commission de politique extérieure du Conseil national, le Fribourgois socialiste Erwin Jutzet, a déclaré (Le Temps du 27 janvier): «Ces déclarations ne sont pas acceptables… Nous avons à la fin des années 90 fait un travail de mémoire sur l’attitude de la Suisse pendant cette période, et le Conseil fédéral a présenté des excuses officielles pour nos manquements. » De même, le conseiller fédéral Samuel Schmid (Le Temps du 28 janvier) «rappelle que la Suisse a fait son travail de mémoire, que la page est désormais tournée…».

Il vaut mieux se rebiffer mollement que pas du tout. Mais de grâce, qu’on n’invoque pas le «travail de mémoire» et les excuses officielles pour contester les attaques de M. Singer! Rappelons-nous la phrase accusatrice de la Commission Bergier: «En créant des obstacles supplémentaires à la frontière, les autorités suisses ont contribué – intentionnellement ou non – à ce que le régime national- socialiste atteigne ses objectifs» (2). Cette phrase fut reprise par le professeur Bergier lui-même le 22 mars 2002, lors de la présentation à la presse de son Rapport final: «C’est dans ce sens que nous devons maintenir l’affirmation peut-être provocante dans la forme mais conforme à la réalité: la politique de nos autorités a contribué à la réalisation de l’objectif nazi le plus atroce: l’Holocauste (3).» Les conclusions de l’éminent professeur, tacitement approuvées par le Conseil fédéral, n’étaient pas moins infamantes pour la Suisse que les accusations de M. Singer.

Dans le monde de la politique internationale, il n’y a pas d’amis et pas de pardons, seulement des rapports de force. Il doit s’attendre à ce qu’on use et abuse de lui, le pays qui s’aplatit pour se faire pardonner ses «fautes» par des Etats qui en ont commis de bien plus graves, celui qui s’excuse des actes qui sont, selon ses propres dires, «inexcusable», le suspect qui dresse lui-même, en onze mille pages, son propre acte d’accusation!

On doit contester M. Singer, mais on ne peut le faire sans condamner du même coup l’attitude des autorités fédérales – et celle de la Commission d’experts – durant les années 90.

Le Conseil fédéral doit-il demander des excuses à M. Singer? C’est l’avis du parti démocrate-chrétien, du libéral Jacques-Simon Eggly, de M. Beat Kappeler dans un excellent article du Temps du 29 janvier, de M. Alfred Donath, président de la Fédération suisse des communautés israélites et du professeur Jean- François Bergier (tardivement combatif). M. Rolf Bloch, prédécesseur de M. Donath, a déclaré, au contraire, que «si le gouvernement suisse réagit officiellement à ces propos irrecevables, cela donnerait trop d’importance à Israel Singer». Nous sommes de cet avis, d’autant qu’un Etat déchoit en disputant avec un simple particulier.

Pour ce qui est de M. Singer, nous avons quelque peine à croire à un simple «dérapage». Son texte «soigneusement ciselé», selon le mot de M. Bernard Wuthrich dans Le Temps du 27 janvier, annonce vraisemblablement quelque obscure manœuvre. Le Conseil fédéral doit s’y préparer. On lui souhaite de retrouver un peu de l’énergie, de la volonté intraitable de vivre et du front de déplaire aux puissants qui caractérisa ses prédécesseurs d’il y a soixante ans.


NOTES:

1) Germany, as the nation that initiated and perpetrated the greatest of all human crimes, bears particular and unforgiveable responsibility. But the recent struggle for moral and material restitution forced Europe to confront its sordid past, shattering decades of myths that Germany alone was responsible for the sins of the Holocaust. That Austria was the first willing accomplice, not the first victim; that not all French people supported de Gaulle; that Swiss «neutrality» in the face of evil was a crime; that European governments and industry worked in concert to participate in and finance the German war machine; and that nations aided the genocide by turning Jewish refugees away at their borders are just some of the contemporary confessions this struggle exposed.

2) Rapport final, p. 285.

3) Cf. Les Conditions de la Survie, Cahiers de la Renaissance vaudoise, Lausanne, 2002, qui n’a rien perdu de son actualité.

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