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Faut-il défendre les bateaux à croix blanche?

Jean-Baptiste Bless
La Nation n° 1865 19 juin 2009
Atalante

Mercredi 13 mai 2009: le vice-amiral Philip Jones, commandant de l’opération Atalante, se félicite des résultats obtenus en cinq mois d’engagement. Selon lui, la mission aurait permis d’arrêter cinquante-deux pirates au large des côtes somaliennes. Vendredi 22 mai: un navire italien de la force européenne Atalante arrête encore neuf pirates. Mardi 26 mai: sept pirates capturés par un navire suédois sont remis au commandement de l’opération.

Il est permis de se réjouir de ces succès, tout relatifs bien sûr, puisqu’il faudrait les comparer à l’évolution du nombre des attaques réussies (1). Mais là n’est pas notre propos. La question politique qui se pose concrètement à nous est la suivante: la Confédération helvétique doit-elle oui ou non participer à l’opération? On sait déjà que huit pays européens réunissent pour l’instant cinq ou six frégates de guerre et trois avions de reconnaissance qui accompagnent les navires commerciaux «à bon port». Devons-nous à présent envoyer trente soldats en renfort?

Historique de l’affaire

Rappelons les faits. Par lettre datée du 2 décembre 2008, Monsieur Solana fait la demande officielle à la Suisse de prendre part à la mission. Le 25 février 2009, après différentes tergiversations et malgré un préavis négatif de la Commission des affaires étrangères du Conseil national, le Conseil fédéral, par la voix de Madame Calmy- Rey, propose de participer à raison d’un effectif de trente soldats, soit quatre officiers d’Etat-major, trois spécialistes juridiques, une équipe médicale et deux équipes volontaires du Détachement de Reconnaissance de l’Armée, notre troupe d’élite professionnelle, le tout pour douze mois renouvelables et un budget supplémentaire de dix millions de francs suisses. Le 23 avril, ce même Conseil fédéral publie un Message explicatif à l’adresse du Parlement, chargé de clarifier la base légale d’un engagement éventuel. La question doit être traitée durant la session d’automne.

L’actuel article 69 de la Loi fédérale sur l’armée et l’administration militaire ne permet pour l’instant pas que des troupiers helvétiques puissent être impliqués dans la défense de navires étrangers, c’est pourquoi une nouvelle base légale a été exigée par Madame Widmer-Schlumpf et Monsieur Maurer. Gageons qu’elle ne sera pas facile à obtenir, d’autant plus que le Message parle d’ouvrir la porte vers la participation à des «actions internationales de police» après avoir expliqué: La nouvelle génération des opérations de maintien de la paix de l’ONU ne se limite plus à la surveillance militaire des accords de cessez- le-feu, mais englobe un large éventail de mesures civiles et militaires. Une michelinerie de plus.

Réalités de l’opération

Le Message expose bien que l’objectif premier de la mission est d’accompagner et de protéger le ravitaillement du PAM (Programme alimentaire mondial) à destination de la Somalie; il s’agit donc en première ligne de solidarité internationale. Mais ce même Message ajoute ensuite que la sécurité de nos navires et la défense de nos intérêts seraient également en jeu. Il ne faut pourtant pas se leurrer. Par leur présence, les forces de la mission contribuent accessoirement à sécuriser le Golfe d’Aden et la partie occidentale de l’Océan Indien, mais ils le font en marge de leur mission principale. Comment imaginer que des bâtiments de guerre intégrés dans un convoi puissent prétendre protéger en même temps d’autres proies que celles qu’ils accompagnent, tout ceci dans une zone grande comme la moitié de l’Europe?

Il paraît donc évident que les trente soldats suisses, engagés sur bâtiments étrangers sous commandement étranger, se retrouveront mêlés à des opérations qui ne relèvent pas de l’intérêt confédéral. Le Message envisage certes la possibilité d’envoyer nos soldats à bord même des navires helvétiques qui traversent la zone dangereuse. Mais qui peut raisonnablement y croire? Imagine-t-on les navires de la mission Atalante se dérouter dès l’annonce de l’arrivée d’un de nos navires pour y détacher quelques-uns de nos valeureux combattants? Ce serait croire à l’altruisme bienveillant des grands de ce monde à notre égard et nous savons ce qu’il faut en penser. Il s’agit donc clairement de coopération pour la coopération et le pavillon à croix blanche n’intéresse pas grand monde dans cette affaire.

La défense de notre flotte

Si la participation à Atalante répond aux sirènes humanitaires, il reste le problème de nos navires potentiellement menacés. Dans ce contexte, précisons qu’en droit maritime international, le territoire d’un Etat est étendu aux navires qui battent son pavillon. Ainsi, un navire à croix blanche est une partie du territoire suisse, et l’attaquer équivaut à attaquer ce même territoire. La Confédération, en vertu des principes qui régissent le droit des gens, est donc autorisée non seulement à réagir à une attaque, mais également à assurer une défense préventive. C’est ainsi que la Loi fédérale sur la navigation maritime signifie en son article 47 que la Confédération est responsable de la «sécurité et de l’exploitation» des navires enregistrés à Bâle.

On pourrait argumenter qu’il s’agit surtout d’intérêts privés qui ne concernent qu’indirectement la Confédération. En effet, selon le système actuel, c’est l’armateur qui doit s’acquitter de la rançon, même si le montant est ensuite régulièrement remboursé par les assurances. D’autre part, le nombre de citoyens helvétiques directement menacés est minime, puisque l’armateur lui-même est physiquement hors de danger et que la proportion d’équipage helvétique sur nos navires est inférieure à 1%, ce qui ne justifierait pas une protection systématique. On pourrait aussi estimer que sur les vingt-deux mille bateaux commerciaux qui transitent par le Golfe d’Aden chaque année, la proportion de navires suisses est si infime que le jeu n’en vaut pas la chandelle.

Mais ces objections ignorent la responsabilité légale et morale de la Confédération: voulons-nous vraiment abandonner à leur sort les bateaux qui battent pavillon à croix blanche et les matelots qui les servent? Ou les laisser défendre par d’autres? Il en va de notre honneur.

Une solution originale?

Reste à savoir quelle solution serait envisageable. Reprenons pour ce faire le Message et examinons de plus près l’idée d’envoyer nos soldats à bord même des bateaux commerciaux. Si le Conseil fédéral envisage cette variante, c’est qu’elle ne doit pas être tout à fait irréalisable. Pourquoi dans ce cas ne pas tenter de l’appliquer par nos propres moyens? On entrevoit tout de suite un certain nombre de difficultés logistiques, mais cette solution aurait en tout cas l’avantage de nous laisser libres dans nos mouvements et nos décisions. Inapplicable à de nombreux pays en raison de la taille de leurs flottes respectives, elle semble bien prendre en compte nos particularités helvétiques. Accessoirement, elle fournirait enfin une raison d’être au DRA, qui depuis deux ans s’entraîne pour ne rien faire. Reste la réticence officielle de certains armateurs à l‘idée d’«armer» leurs bâtiments. Est-ce par conviction? Ou leurs intérêts seraient-ils simplement trop liés au pouvoir pour contredire officiellement les idées brillantes de nos dirigeants? (2)

La décision et la mise en oeuvre restent une question de volonté politique, qui commence par le refus de modifier l’article 69 de la Loi sur l’armée. On sait que, en matière internationale, nos autorités préfèrent souvent le suivisme participatif plutôt que l’application de solutions conformes à nos intérêts et nos spécificités. Voyons si le Parlement osera forcer pour une fois certains de nos dirigeants à échanger leurs lunettes roses pour des verres aptes à discerner l’intérêt confédéral des grandes aventures internationalistes. L’agacement unanime des partis devant la renonciation à la procédure de consultation est un premier signe positif dans ce sens. Osons rêver.


NOTES:

1) Malgré la présence de navires de guerre dans la région, le nombres des attaques a encore augmenté et à ce jour 18 bateaux sont entre les mains des pirates. De plus, on apprend que sur les 78% d’attaques déjouées, seules 22% ont été le fait d’une action militaire, les autres étant le fruit du courage des équipages.

2) Nous apprenons alors que cet article est déjà rédigé que, par une directive du gouvernement américain datant du 12 mai, les Etats-Unis sont à présent la première puissance à officiellement rendre obligatoire la présence de «security guards» sur leurs bateaux en transit dans des «zones à haut risque». Nous ne serions plus les premiers, dommage…

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  • Du nouveau au Jura – Ernest Jomini
  • Colombie, Venezuela: parfaits exemples de l’évolution de la démocratie – Nicolas de Araujo
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