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Défense des trois filières

Jacques Perrin
La Nation n° 1782 14 avril 2006
Lors des combats scolaires qu’elle a menés, la Ligue vaudoise s’est heurtée à un préjugé indéracinable qui inspire les réformes successives. Les récents propos de M. Jacques Neyrinck déplorant le manque de diplômes de Mme Jacqueline Maurer, la proposition radicale visant à supprimer les trois voies de l’enseignement secondaire vaudois et les manifestations estudiantines françaises contre le contrat de première embauche (CPE) nous incitent à y revenir.

Le préjugé en question repose sur l’idée que l’intelligence est le bien le plus élevé, que l’université est le lieu où l’intelligence se manifeste, qu’il faut par conséquent privilégier le cursus scolaire qui y conduit. Il s’exprime sous deux formes apparemment opposées et se nourrissant l’une l’autre: l’intellectualisme élitaire et la rancune égalitaire.

De l’intellectualisme élitaire…

Considérons d’abord l’intellectualisme élitaire, conception chère à une certaine bourgeoisie française, et aussi vaudoise.

L’élitiste pense que l’activité intellectuelle étant la plus noble de toutes, il convient de sélectionner les enfants qui manifestent des dispositions à l’abstraction afin que leur don soit exploité au mieux. Les performances des élèves sont mesurées par des examens. Ils suivent un cursus dont les étapes (voie prégymnasiale, gymnase, licence universitaire, doctorat) s’achèvent par l’obtention d’un diplôme, preuve indiscutable du mérite intellectuel. Les porteurs de diplômes sont récompensés. Ils accèdent à des professions socialement réputées. Ce n’est que justice aux yeux des élitistes qui veulent, en principe, que la prééminence sociale résulte du mérite. Dans les faits, l’accession aux diplômes finit par se restreindre à une classe de façon quasi héréditaire (comme on l’observe fréquemment dans les familles d’enseignants). Certes, quelques élèves prennent l’«ascenseur social», selon l’expression de nos voisins français, mais les adversaires de la méritocratie ont fait remarquer que l’élite intellectuelle tend à «se reproduire».

Dans la pensée élitiste, il est naturel que les hiérarchies du pouvoir et de l’argent coïncident avec celle de l’intelligence. Les plus intelligents sont forcément les plus puissants et les mieux payés. L’élitisme renvoie l’image d’une hiérarchie unique qui tend à se figer. Les avantages se concentrent dans les mains d’un petit nombre de personnes. Certains élitistes se montrent condescendants à l’égard de ceux qui n’appartiennent pas au cercle des diplômés – l’absence de titre scolaire suffit à classer un homme. Ils regardent de haut les métiers manuels. Beaucoup d’entre eux sont des semi-habiles. Leur vue n’embrasse pas la complexité humaine. La diversité des talents leur est étrangère. Ils ne s’intéressent qu’au quotient intellectuel. Le contenu des études leur importe beaucoup moins que le diplôme délivré. Dans les milieux bourgeois issus du XIXe siècle, le préjugé intellectualiste se marie bien avec la dépréciation du corps et des travaux salissants.

Le préjugé intellectualiste est ancré en France. Ce pays admire les raisonneurs, contrairement aux peuples anglosaxons qui préfèrent se fonder sur l’expérience. La Révolution fut un sommet de délire rationaliste. Le conflit du CPE résulte de cette survalorisation des études longues qui tend à s’imposer chez nous.

…à la rancune égalitaire

L’ordre figé de l’élitisme ne peut faire que des envieux. Du moment qu’il n’existe qu’une voie vers le pouvoir et l’argent, tout le monde veut l’emprunter, la concurrence s’accroît, ainsi que le nombre des déçus. Ceux-ci se mettent à revendiquer un droit à la formation universitaire. L’entrée à l’université ne doit plus résulter de l’effort intellectuel, mais de la réalisation effective de ce qu’on prend pour la justice sociale. Les mécontents se recrutent là aussi dans une camarilla de demi-savants. Ce ne sont pas les vrais travailleurs manuels qui envient les intellectuels, mais certains déclassés suffisamment instruits pour deviner qu’un vaste espace de culture s’ouvre à eux, où ils ne pénètrent jamais complètement parce qu’ils manquent de la finesse que procure une familiarité transmise de génération en génération avec le monde de la beauté et de l’intelligence. En droit, ils appartiennent aux happy few; en fait, ils en sont exclus, ce qui provoque leur ressentiment contre un savoir qui en partie leur échappe.

Ces membres du prolétariat intellectuel sont les premiers à exiger le droit aux diplômes pour tous. Ils sont enclins à effacer du cursus toutes les matières où les différences culturelles pourraient se faire trop cruellement sentir: les langues anciennes, la littérature, notamment celle antérieure au XIXe, la philosophie, l’histoire, la maîtrise de la grammaire et de l’orthographe françaises. Il s’agit de simplifier, d’élaguer, d’abaisser les exigences, ou d’introduire dans les études une sorte de «scientificité» pédante, donnant la préférence à une logique accessible à tous plutôt qu’à l’intuition des nuances, de sorte que personne ne se sente «humilié» par une approche où le don aurait la part trop belle.

Dès le plus jeune âge, certains rejettent des connaissances que ni leur tempérament ni leur éducation ne prédisposent à accueillir: «Marivaux et toute cette littérature, c’est des histoires de pé…» s’exclame tel adolescent conduit, au fond contre son gré, à suivre des études gymnasiales. Certains «ont la haine» parce que l’école égalitaire les autorise, grâce une palette d’artifices, à étudier des disciplines qui les ennuient et les dépassent, où leurs capacités propres ne s’expriment pas.

Admettre et intégrer les différences

Quelle est la position de ceux (dont nous sommes) qui ne sont ni élitistes ni égalitaristes?

Nous conservons l’idée de hiérarchie sans mépriser ce qui n’est pas intellectuel; nous croyons à la noblesse des métiers; nous pensons que l’obtention d’un diplôme ne rend pas forcément heureux, puissant et riche.

Toutes les sociétés traditionnelles ont ordonné les activités humaines selon trois fonctions. Au sommet se trouvent les prêtres en contact avec les fins dernières. A ceux-là s’agrègent, suivant les civilisations, les penseurs, les savants, voire les artistes. Ensuite viennent ceux qui se consacrent à la politique et à la guerre. Enfin nous trouvons les commerçants et les producteurs de tous les biens utiles à la vie.

Il est à noter que lorsque cette tripartition est florissante, les marques de la puissance ne reviennent pas toutes à la première fonction. Le pouvoir est l’apanage de la deuxième et la richesse s’accumule dans les mains de la troisième. Comme nous n’avons pas affaire à un système parfait, il peut se durcir. L’une des fonctions s’attribue alors tous les avantages. En principe, chaque ordre est maître en son domaine et n’empiète pas sur celui des autres. Le prêtre n’explique pas au paysan comment cultiver son champ. Le chef de guerre ne se mêle pas d’interpréter les textes sacrés. Le marchand ne commande pas d’armée.

Cette organisation sociale paraîtra lointaine et «dépassée». Beaucoup penseront qu’il ne subsiste plus trace de ces vieilleries dans le monde moderne. Ce n’est vrai qu’en surface. Certes, l’égalité domine la scène idéologique et les progrès de la ressemblance, qui résulte de cette domination, paraissent irréversibles. Mais les hommes n’aiment pas seulement se ressembler. Ils veulent aussi se distinguer. Qui dit distinction affirme du même coup la hiérarchie. Ce qui existe dans le corps social, c’est encore une infinité de différences, parfois minimes, ordonnées selon des hiérarchies subtiles qui se complètent en s’opposant.

Nous continuons à affirmer, même si les élitistes ont contribué à dénaturer cette conception, que la contemplation et l’usage des facultés intellectuelles, qui nous distinguent des animaux, occupent la première place parce que ces activités promettent le plus grand bonheur. Seulement, ceux qui s’y adonnent ont besoin des politiques et des producteurs pour vivre. Ils dépendent d’eux à certains égards. En outre, comme ils aspirent à comprendre le réel dans sa totalité, ils ne peuvent vivre à l’écart des réalités sociales et économiques. Descartes fut soldat, Spinoza polissait des verres de lunette, Gustave Thibon cultivait ses vignes, Marcel Regamey n’abandonna pas les clients de son étude d’avocat.

Inversement, l’intelligence ne déserte ni le monde des métiers ni celui de la politique. Des hiérarchies internes à ces activités se forment selon qu’on s’y livre avec plus ou moins de réflexion. La tâche la plus humble, la plus répétitive, gagne en noblesse quand elle est bien exécutée, comme un service rendu à la communauté. Du point de vue de l’utilité sociale, un bon mécanicien vaut mieux qu’un mauvais, cela va de soi, mais il vaut mieux aussi qu’un mauvais écrivain ou qu’un mauvais conseiller d’Etat.

Le mépris des tâches inférieures provient d’un doute qu’entretient une personne quant à l’utilité de son propre rôle, d’une haine secrète contre sa propre activité et d’une ignorance de l’interdépendance des fonctions. Aussi trouve-t-on parmi les rancuniers des gens dont la place dans la société est mal définie: pédagogues sans élèves, sociolinguistes obscurs, géographes obsédés par les «espaces», politologues assoiffés d’influence, psychologues d’entreprises luxueuses, experts en communication, etc.

Les trois filières

Une société où coexistent des hiérarchies diverses, où chacun se distingue d’une façon ou d’une autre et tantôt commande, tantôt obéit, doit veiller à ce que son école ne soit pas monolithique.

«Ecole vaudoise en mutation» prônait la différenciation. Il s’agissait pour le maître de s’adapter aux «stratégies d’apprentissage» variées des élèves de façon à ce que les plus «faibles» satisfassent aux mêmes exigences que les plus «forts». Après 10 ans d’expérience, on constate un échec sur ce plan. L’enseignement est à la fois appauvri, uniforme et fragmenté. On tente de transmettre les mêmes connaissances selon des méthodes semblables à des élèves très différents. La conciliation impossible de la différenciation avec la visée égalitaire a désorienté les maîtres. Chacun s’est replié sur sa débrouillardise si bien que dans le même collège, dans des classes de même niveau, on a parfois l’impression que sous le vernis uniformisant du plan d’études vaudois (PEV), les pratiques les plus diverses coexistent.

L’ancienne organisation des études, qui n’atteignait pas l’«excellence» dont on se vante aujourd’hui, garantissait au moins une vraie différenciation grâce à une structure pyramidale: la base était forte, beaucoup fréquentaient l’école primaire, elle n’avait pas mauvaise réputation, tandis que la voie prégymnasiale n’accueillait que le peu d’élèves portés à l’abstraction. A l’intérieur de cette voie, il était possible de séparer les littéraires des scientifiques, et même de prévoir une section spéciale (X) pour les élèves polyvalents. Les corps professoraux étaient distincts les bâtiments séparés.

Cette organisation est morte. On s’apprête à en escamoter le cadavre. La pyramide repose sur sa pointe, elle va s’écrouler. La poussée égalitaire est trop forte. La section prégymnasiale est déjà la plus fréquentée dans certains établissements. La revendication qu’il en soit de même partout se fait entendre. Une lectrice de 24 heures se plaint par exemple que tel collège n’admette que 20% d’élèves en prégymnasiale. C’est un scandale, dit-elle, alors que «l’économie a de plus en plus besoin d’universitaires». Quant à la voie secondaire à option, elle compte si peu d’élèves que ceux-ci ne peuvent se considérer que comme des exclus. On s’oriente vers le système français dont les défauts éclatent au grand jour. Il faudra prolonger l’école obligatoire jusqu’à 18 voire 19 ans pour compenser l’abaissement des exigences. On éliminera l’apprentissage par la même occasion. Une formation théorique sans débouché le remplacera. Le marchand de sable distribuera des diplômes sans valeur. Et ce sera la déconvenue.

Il se trouve pourtant que beaucoup de gens sont encore attachés à une formation professionnelle qui a fait ses preuves, comme en témoignent les articles récents de Mme Miauton dans Le Temps et de M. Pilet dans l’Hebdo. La descente aux enfers n’est pas assurée. C’est pourquoi il faut défendre le système des trois voies, même s’il est aujourd’hui perverti. La disparition de l’une des trois filières préluderait à d’autres «rationalisations», tandis que leur maintien permettra de reconstruire l’école sur une base appropriée.

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Au sommaire de cette même édition de La Nation:
  • Il faut conserver la personnalité morale aux paroisses vaudoises – Editorial, Olivier Delacrétaz
  • Rideau de fumée – Revue de presse, Philippe Ramelet
  • Heureuse surprise – Revue de presse, Ernest Jomini
  • Madame la préfète parle d'or – Revue de presse, Ernest Jomini
  • Equilibre fragile – Cédric Cossy
  • Peintures murales du XVIIe siècle au château de Valeyres – Aspects de la vie vaudoise, Frédéric Monnier
  • A propos de la CDIP – Olivier Delacrétaz
  • Juvenilia LVII – Jean-Blaise Rochat
  • 25 ans à contre-courant (Uli Windisch) – Philibert Muret
  • Juvenilia LVIII – Jean-Blaise Rochat
  • Réquisitoire contre les écoles privées – Pierre-Gabriel Bieri
  • Feuilleton des districts remaniés – Ernest Jomini
  • Le printemps est de retour, le soleil brille, on ne pense plus aux petits oiseaux – Le Coin du Ronchon