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Le Chef de l'armée et le Conseil fédéral

Félicien MonnierEditorial
La Nation n° 2250 5 avril 2024

L’événement est désagréablement inhabituel. Le 9 mars dernier, devant l’assemblée des délégués de la Société suisse des officiers réunie à Lugano, Ignazio Cassis a frontalement et en sa présence tancé le commandant de corps Thomas Süssli. Il lui a reproché de mener sa propre campagne de communication sur les besoins de l’armée: «Le Conseil fédéral est très mécontent de cette dissonance médiatique. Quel est le problème? La communication. Cela ne doit pas se reproduire, surtout dans une période difficile.» M. Cassis de conclure: «Soit nous rétablissons la situation, soit nous changeons de chef1

On se souvient du pataquès parlementaire intervenu l’an dernier par le report de 2030 à 2035 de l’augmentation progressive du budget de l’armée pour atteindre 1% du PIB. La planification initiale, voulue par les Chambres et suivie en principe par le Conseil fédéral au lendemain de l’attaque du 24 février 2022, était d’atteindre pour 2030 ce chiffre symbolique – qui a pourtant pour lui toute l’absurdité que peut avoir un symbole en matière budgétaire.

La réalité des finances fédérales doucha l’enthousiasme du gouvernement. Arrivant à la conclusion que les caisses ne supporteraient pas une telle vitesse de progression du budget militaire, il proposa le report de l’objectif à 2035. Le Conseil des Etats tenta en vain de s’y opposer. D’aucuns accusèrent Viola Amherd de ne pas avoir suffisamment soutenu l’armée au sein du collège, ou d’avoir trop facilement cédé aux craintes budgétaires de Mme Keller-Sutter.

Pour le commandant de corps Süssli, la conséquence en sera que la Suisse va «temporairement perdre son armée». Le remplacement de certains systèmes ne pourra pas attendre cette nouvelle échéance. Il a raison sur le fond et le problème est connu depuis quinze ans.

Le 26 février 2024, le Chef de l’armée est remonté sur le ring en accordant un entretien aux journaux du groupe alémanique CH Media. Il demande que les militaires ayant fini leur service puissent être réincorporés. Cela concernerait «dans un premier temps» environ 20’000 personnes, à verser dans de nouvelles «forces légères»2. En d’autres termes, il propose la refondation d’une sorte de Landwehr. Sa proposition dépasse largement la seule question de l’effectif, pour concerner directement l’articulation de l’armée et son ancrage territorial. Il s’agirait d’une réforme importante de son organisation.

Le rapport sur l’avenir des forces terrestres, en mai 2019, en avait certes déjà dessiné les grandes lignes. L’idée est loin de tomber du ciel. L’entretien survient quand même comme un grain de sable alors que le DDPS doit gérer le fait que l’effectif réel dépasse l’effectif réglementaire de 7’000 militaires par rapport à la marge légale, et que le Conseil fédéral prépare une révision de l’obligation de servir, envisageant notamment une fusion du service civil avec la protection civile.

Ajoutons encore la récente refonte de la ligne graphique du site armee.ch, dédié au service de la milice. Son esthétique est manifestement inspirée de l’univers du jeu vidéo et des réseaux sociaux et se trouve fort éloignée de la grisaille d’admin.ch. L’adoption par l’armée d’un nouveau logo marque aussi une volonté de se distancier de l’administration fédérale. Le communiqué de la Défense du 8 septembre 2023 l’admet à demi-mot3.

Ces différentes prétentions à l’indépendance auraient donc fini par agacer le Conseil fédéral, qui aura délégué Ignazio Cassis à une remise à l’ordre publique. D’un point de vue strictement formel, M. Cassis n’avait pas tort. Le Chef de l’armée n’est pas le général. Il n’est nommé que par le Conseil fédéral. Sa responsabilité n’est pas celle d’un commandant en chef. Qu’on le veuille ou non, sa fonction s’approche en théorie plus de celle d’un haut-fonctionnaire responsable de planifier à long terme et d’allouer des ressources que de celle d’un chef militaire en charge d’un commandement. Quand bien même il serait commandant en chef, le jeu institutionnel n’attend pas qu’il communique sur un autre rythme que celui du gouvernement.

Quel sens Thomas Süssli donne-t-il donc à ses diverses prises de positions publiques? A qui destine-t-il ses interventions? Pourquoi évoquer publiquement des réformes qu’il ne peut pas décider lui-même? Il donne l’impression de vouloir autant sensibiliser l’opinion à la nouvelle donne stratégique que faire pression sur le Conseil fédéral et les Chambres.

Contrairement à M. Cassis, nous ne pensons pas qu’il suffira de changer de chef pour que les tensions s’apaisent. Le problème nous apparaît plus profond que simplement lié à la personnalité de M. Süssli.

Il est principalement sociologique. A l’époque de la Guerre froide et des 600’000 hommes d’Armée 61, l’impératif de défense nationale irriguait l’entier de la société suisse: les ponts étaient minés au su de tous, un soldat faisait service jusqu’à la cinquantaine et l’économie privée favorisait les carrières militaires. Des générations d’enfants virent jusqu’à leur adolescence leurs pères en uniforme. Aujourd’hui un soldat finit ses jours de service à 25 ans.

Les réformes successives des dernières décennies ont détruit ce tissu social. Les autorités politiques en portent la responsabilité et Mme Amherd a le mérite de l’avoir rappelé4. La société suisse s’est démilitarisée: l’adage «la Suisse n’a pas d’armée, elle est une armée», ne relève plus que de la nostalgie de carnotzet.

Les sociétés d’officiers ont logiquement perdu de leur prestige. Au sein de la SSO, beaucoup s’en plaindraient. A suivre l’Aargauer Zeitung, la dernière assemblée des délégués a risqué de tourner au putsch contre l’actuel président5.

Le lobbyisme militaire que ces sociétés ont toujours mené dans l’opinion s’en trouve affaibli d’autant. D’une certaine manière, par ses prises de position publiques, M. Süssli se substitue aux porte-voix traditionnels de notre politique de sécurité. Peut-on réellement lui reprocher d’occuper une place laissée libre, d’une part par un Conseil fédéral dont les priorités budgétaires ne vont pas qu’à l’armée, et d’autre part par une SSO délégitimée, quand elle n’est pas traversée de divisions.

Les tensions actuelles découlent d’un décalage entre les nécessités de notre politique de sécurité et les réalités de ce qu’est devenue la politique fédérale en 2024. Il y a quinze ans, les officiers généraux dénonçaient déjà devant la troupe que le budget militaire était le seul des budgets fédéraux à ne pas augmenter.

Croire qu’on pourra s’épargner de faire des arbitrages est une illusion. Or arbitrer est la responsabilité centrale du politique. Il ne suffit pas, pour l’assumer, de remettre publiquement en place un chef de l’armée jugé trop bavard. Le risque est trop important d’augmenter le sentiment de déconsidération, voire d’humiliation, que nos officiers subissent en silence depuis trente ans.

Notes:

1      Le Matin dimanche, du 23 mars 2024 «Le Ministre des affaires étrangères reprend le Chef de l’armée», ou Watson, du 21 mars 2024, «‘’So geht es nicht’’: Bundesrat Cassis rüffelt Armeechef Süssli vor 200 Offizieren».

2     Blick.ch, 26 février 2024: «Le chef de l’armée Thomas Süssli veut 20’000 soldats supplémentaires».

3     Communication défense, «L’armée suisse a une nouvelle identité visuelle», 8 septembre 2023: «Ce nouveau logo est désormais visible sur les canaux officiels de l’armée ainsi que sur la nouvelle page armee.ch, dédiée à la milice. (…). La page internet www.vtg.admin.ch/fr/armee.html, en revanche, se concentrera sur des thématiques propres à l’administration. Elle continuera d’afficher l’identité visuelle de la Confédération.»

4     Viola Amherd: «(…) l’armée est détruite depuis trente ans à cause des économies qu’on lui impose», citée par Charlotte Walser dans 24 heures, du 9 février 2024.

5     Aargauer Zeitung, 9 mars 2024, «Der Putsch bei der Offiziersgesellschaft scheitert – Dominik Knill bleibt Präsident und gelobt eine Zeitenwende»

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