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Des mots délayés

Olivier Delacrétaz
La Nation n° 2251 19 avril 2024

La réalité est souvent opaque, rugueuse et difficile d’accès. Alors, pour se donner l’illusion de la maîtriser, on l’appréhende avec des termes pas vraiment faux, mais délayés et sans force de vérité. Trois exemples.

Le pluralisme

La démocratie, régime fondé sur l’opinion, fait du pluralisme des médias une condition fondamentale de la formation de l’électeur et de l’exercice raisonnable du droit de vote. Cela en fait un droit fondamental du citoyen. Et c’est par conséquent un devoir de l’Etat d’assurer sa réalisation, notamment en soutenant financièrement un certain nombre de publications, voire toutes.

Peut-être même que les juges de la Cour européenne des droits de l’homme n’attendent qu’une occasion (voir l’édito) pour condamner l’ «inaction médiatique» de la Confédération!

Des subsides étatiques permettent sans doute de prolonger l’agonie d’un titre menacé. Ils n’engendreront jamais un organe nouveau et original. Et surtout, quelle portée ont encore des opinions subventionnées – c’est-à-dire soumises à des critères de financement, c’est-à-dire validées par l’administration, c’est-à-dire, finalement, non pleinement libres –, aux yeux des lecteurs, de l’Etat, et des journalistes eux-mêmes? Avec le temps, les organes subventionnés ne se distingueront que par leur manière différente de dire les mêmes choses. Les autres, non officiellement certifiés, auront toutes les chances d’être considérés au mieux comme inutiles, au pire comme des complotistes producteurs de fake news.

Pluralisme est un concept indéfiniment extensible. Ainsi, Reporters sans frontières a dénoncé le manque de pluralisme interne des chaînes C8 et Cnews. On le comprendrait, s’agissant de médias payés avec de l’argent public, comme la Radio télévision suisse. Mais pour des médias privés non subventionnés! On pourrait d’ailleurs aller plus loin et imaginer une Nation pluraliste, ouvrant sur pied d’égalité ses colonnes à des fédéralistes et à des centralisateurs, à des patriotes et à des mondialistes, à des esprits traditionnels et à des wokes. On pourrait même exiger de chaque journaliste qu’il soit pluraliste et défende à lui tout seul et dans chacun de ses articles tout l’éventail des opinions.

La population a-t-elle vraiment intérêt à l’existence d’un système pluraliste pédagogique, légal et stipendié? Ne profite-t-elle pas davantage de la diversité concrète des médias, tels qu’ils existent aujourd’hui, dans un joyeux désordre d’esprit de conquête et de combat, protégée par la liberté de la presse, caracolant sur la liberté d’expression, suscitant un jeu de réflexions, de répliques et de dupliques entre des publications qui pensent toutes, à tort ou à raison, avoir quelque chose à dire sur le monde?

Les valeurs

Depuis quelques années, M. Cassis, soutenu passivement par le collège fédéral, brade un ancien et riche capital politique et diplomatique axé sur notre neutralité armée. Il le fait au nom des valeurs occidentales.

On nous accordera que ces valeurs occidentales sont pour le moins imprécises et qu’on les invoque à bien plaire, quand on veut et comme on veut, les grands à l’appui de leurs perspectives politiques ou économiques, les autres par crainte des grands. Il nous semble en tout cas qu’on est devant un gros problème d’interprétation, quand ces valeurs induisent un petit pays réputé neutre et pacifique à participer à une guerre de civilisations par peuples interposés.

Les valeurs présentent ce grand avantage pour ceux qui les invoquent d’être des termes moraux. Il suffit de prononcer le mot valeur pour être d’emblée soustrait à toute critique politique ou même de simple logique. Dans notre système individualiste, si j’agis selon mes propres valeurs, je suis absous, même si je fais tout faux. Je suis une «grande conscience» même si je contribue à détruire la réputation de mon pays et à rapprocher la guerre de nos portes.

Or, ce qui devrait mouvoir notre gouvernement, ce ne sont pas des abstractions morales à portée universelle, mais des exigences politiques spécifiques: assurer la paix à l’intérieur de la Confédération, défendre le territoire et les peuples qui l’habitent, préserver les souverainetés cantonales, protéger les institutions ainsi que les droits et libertés individuels. C’est le bien commun, qui demande de l’intelligence, de l’imagination et du courage, de la réussite aussi, et pas seulement une récitation catéchétique des valeurs.

Valeur est un terme que La Nation n’utilise jamais sans italique ou guillemets.

Le sacré

Certains pensent qu’en ne parlant plus de christianisme mais de sacré, on monte d’un degré dans la perfection. On débarrasse la religion des scories liées au temps, au lieu et aux acteurs particuliers pour entrer dans le monde de l’esprit pur et sans mélange. On pourrait envisager la même épuration avec le judaïsme et l’islam. C’est à la fois un peu vrai et très faux.

C’est vrai sur le plan philosophique: en examinant toutes les religions d’un point de vue extérieur, on découvre un certain nombre de règles générales communes, structurelles, rituelles, liturgiques, morales, sociales. Cette approche comparative relève de l’anthropologie. Elle met en lumière la capacité naturelle de tout être humain de recevoir Dieu.

Mais sur le plan religieux, celui qui parle de sacré plutôt que de christianisme reste sur le plan naturel. En refusant par méthode d’aborder la question de la vérité, de préciser ce sur quoi débouche le sacré, il s’arrête au milieu du gué. La religion ne relève pas d’abord de la connaissance philosophique ou scientifique, mais de la foi personnelle et collective en une révélation surnaturelle. La religion traite des modalités concrètes de nos relations avec cette révélation. Si je passe de ma foi, si médiocrement pratiquée soit-elle, à l’abstraction du sacré, je quitte une Parole qui s’adresse à tous pour me confiner dans un universel purement académique. C’est une déperdition incommensurable.

Pas le pluralisme des médias garanti par l’Etat, donc, mais la libre et délicate diversité de la presse. Pas de valeurs, abstraites, imprécises et vaguement morales, mais des réalités politiques ancrées dans le temps et le lieu. Pas de sacré rationalisant, mais une foi vivante qui engage toute la personne. Des mots pleins pour crocher sur des choses réelles.

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