Identification
Veuillez vous identifier

Mot de passe oublié?
Rechercher


Recherche avancée

Université pour tous

Félicien MonnierEditorial
La Nation n° 2261 6 septembre 2024

L’institut de sociologie de l’Université de Berne mène depuis les années 2000 la vaste enquête TREE, pour «Transition de l’école à l’emploi»1. La cellule de «data journalisme» de Tamedia en a publié un résumé dans 24 heures du 28 août dernier. «L’école discrimine les enfants issus de ménage peu instruits» titre-t-elle. Elle y décrit le parcours fictif mais exemplaire de deux jeunes hommes, Thomas et Michael, de l’adolescence à la trentaine. Tous deux aspirent à devenir informaticiens.

Le premier, issu d’une famille d’universitaires – père ingénieur informaticien, mère enseignante de gymnase – finit par atteindre son objectif. Soutenu à l’école, il a pu entrer au gymnase. Hébergé par ses parents durant ses années d’université, il n’a pas eu besoin de travailler pour se loger et se concentrer pleinement sur ses études.

Le père du second est mécanicien, et sa mère femme au foyer. Il entame à 16 ans un apprentissage de dessinateur en bâtiment. A 21 ans, il gagne 4’000 francs par mois et vit proche de son lieu de travail. Douze ans plus tard, il travaille comme planificateur de travaux dans la construction. Il n’a pas réalisé son rêve d’adolescent.

Selon les résultats de l’enquête TREE, à 30 ans, 40% des enfants d’universitaires (HES y comprises) auraient un bachelor ou un master. Seuls 19% des enfants de familles non universitaires auraient, au même âge, un titre équivalent.

Pour les enquêteurs, ces résultats sont désastreux en termes d’égalité des chances. 24 heures cite le Pr. Rolf Becker, directeur du projet TREE: «Nous avons une école du XIXe siècle, il n’y a pas de justification scientifique pour les sélections.» En plein complotisme déconstructionniste, M. Becker dénonce ce système qui profite à la progéniture de la classe politique suisse, et que cette dernière n’aurait aucun intérêt réel à réformer.

Une dimension volontariste sous-tend cette conception de l’égalité des chances. Elle consiste en le fait de pouvoir faire «ce que l’on veut ou souhaite» sans subir de déterminismes extérieurs à notre volonté ou à nos aptitudes propres. Celles-ci sont dénoncées comme dépendant des livres de la bibliothèque familiale ou des outils de l’atelier paternel.

Dans une telle conception, la notion d’égalité des chances recouvre quasiment l’égalité de fait. Une fois les scories sociales éliminées, chaque homme est égal à son prochain et pourrait aspirer à partager ses rêves.

Ces aspirations, dont l’égalité des chances devrait garantir le succès, ne sont pourtant qu’unidirectionnelles. Et là réside le cœur de nos critiques. Les marques de réussite ne peuvent être qu’universitaires. Ce présupposé est aussi court qu’incomplet.

Des historiens refusant la carrière pédagogique cauchemardent d’une retraite misérable. Des psychologues végètent dans des instances parapubliques sous-dotées. Des physiciens qui se rêvaient nouveaux Einstein se retrouvent à élaborer des algorithmes financiers. Les médecins voient leurs tarifs étatisés, leur charge administrative exploser et leurs décisions contestées. Fraîchement brevetés mais déjà découragés, l’immense majorité des avocats cède aux sirènes des compagnie d’assurances, de l’Etat ou des multinationales.

Mais il n’y a pas qu’à l’Université que l’intelligence ait droit de cité. Deux frères se lançant avec leur camionnette et leur brouette créent le groupe Orlatti. Nos vignerons placent leurs vins sur les meilleures tables du Canton, dont certaines sont parmi les meilleures d’Europe. Notre industrie de précision n’existe que grâce aux mains et au coup d’œil de ses ouvriers. Des milliers de petites entreprises nourrissent des dizaines de milliers de familles.

Alors que la modernité en a fait un absolu, l’égalité doit demeurer une notion relative. D’autres critères sont tout aussi pertinents que le diplôme pour juger d’une réussite. La rémunération des métiers universitaires a-t-elle déjà fait l’objet d’une comparaison avec celles des anciens apprentis? On aurait des surprises. De même avec l’épanouissement familial. A trente ans, le temps passé au bar de l’Université est inversement proportionnel à celui consacré à une vie de famille souvent encore réduite à un concubinage sans enfants.

Cette approche n’a en réalité qu’une issue: envoyer tout le monde au Gymnase puis à l’Université. Elle a le vent en poupe. Nous avions déjà dénoncé il y a quelques mois la croissance de 42% en onze ans du nombre d’étudiants de l’Université de Lausanne2.

Cela revient à nier les besoins fondamentaux du pays. Ils ne sont pas d’accumuler les universitaires, mais de préserver la diversité et donc la solidité de son tissu social et économique. Le bien commun du Canton commande que nous n’importions pas des cohortes d’ouvriers étrangers auxquels des Vaudois formés à Dorigny ou Yverdon, non sans avoir été entre-temps débarrassés de leurs déterminismes sociaux, donneront des ordres. Le discours sur l’égalité des chances dévalorise implicitement ce qu’il ne qualifie pas de réussite. Le sociologue mépriserait-il celui qui ne fait pas d’études?3 On commencera peut-être par rappeler aux enseignants de la voie prégymnasiale, tous universitaires, que l’apprentissage existe.

Mais au mantra politique de la «revalorisation de l’apprentissage» doit correspondre une revalorisation de la diversité des parcours, et des origines sociales. Il n’y a aucun mal à vouloir faire le même métier que ses parents, ou être indépendant à 18 ans. Cela peut aussi être un épanouissement que d’adhérer, parfois un peu inconsciemment, à ses déterminismes familiaux. Sportifs, musicaux, mentaux, associatifs, religieux, ils ne sont pas que scolaires. Ils témoignent de cette propension naturelle de l’humanité à la transmission.

Notes:

1    https://www.tree.unibe.ch/l_tude_tree/index_fra.html

2   «Ecole inclusive», La Nation n° 2258, du 26 juillet 2024.

3     Olivier Delacrétaz se posait déjà cette question dans La Nation du 6 août 1974, commentant une thèse de M. Jean-Paul Gonvers, parue la même année à Lausanne et intitulée Barrières sociales et sélection scolaire, étude des conditions sociologiques de la fréquentation des écoles secondaires dans le canton de Vaud.

Cet article est disponible en version audio (podcast) au moyen du lecteur ci-dessous:

Vous avez de la chance, cet article est en accès public. Mais La Nation a besoin d'abonnés, n'hésitez pas à remplir le formulaire ci-dessous.
*


 
  *        
*
*
*
*
*
*
* champs obligatoires
Au sommaire de cette même édition de La Nation: