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Un magnifique armorial jurassien

Olivier Delacrétaz
La Nation n° 2266 15 novembre 2024

Les Suisses sont férus d’héraldique. Tous les Cantons romands disposent d’un recueil des armoiries familiales, sauf, jusqu’il y a peu, la République et Canton du Jura. Ce n’est pas que le besoin ne s’en fît sentir depuis longtemps. En 1858, l’érudit Auguste Quiquerez rédige une «Notice sur un armorial de l’ancien Evêché de Bâle», une première étape prometteuse, mais dont des historiens modernes doutent parfois de la solidité. Dès 1940, et durant trois décennies, l’archiviste André Rais, conservateur du Musée jurassien, rassemble plus de douze mille fiches, qui constitueront une base factuelle large pour la réalisation du futur armorial.

La plus grande partie du matériau est donc à disposition. Les Archives cantonales jurassiennes et la Société jurassienne d’émulation décident du principe d’une publication. Comme toujours, avec les entreprises d’envergure, il faut trouver celui qui en fera son affaire personnelle. En 2016, les futurs éditeurs sollicitent M. Nicolas Vernot, docteur en histoire et, à l’époque, secrétaire général de l’Académie internationale d’héraldique. Il s’enthousiasme et rédige un rapport sur la faisabilité et les coûts d’un tel travail. De 2016 à 2019, il inventorie et classe les documents du fichier Rais, auquel s’ajoute toute une documentation provenant de musées et d’autres institutions, du Jura et d’ailleurs. Annoncé par l’auteur dans la livraison de 2020 des «Archives héraldiques suisses», l’Armorial du Jura paraît en 2022. Il couvre l’entier du territoire de l’ancien Evêché de Bâle, mordant ainsi sur les Cantons de Berne (le Jura bernois et Bienne) et de Bâle (le district de Laufon). C’est un double volume de 770 pages, solidement relié et bien imprimé. Tout au plus pourrait-on discuter du recours à des couleurs métalliques pour l’argent et l’or, alors que l’usage est plutôt d’utiliser le blanc et le jaune.

La préface est due à Michel Pastoureau, directeur de thèse de Nicolas Vernot1. Le premier volume traite de l’histoire de l’héraldique jurassienne. Il met en lumière son origine chevaleresque et militaire. Avec des exemples concrets, il explique les raisons du choix des armoiries d’une personne, d’une famille ou d’une lignée: affirmation d’un statut social, prétentions territoriales, rappel d’un événement important, référence à une fonction, jeu de mots sur le patronyme, etc.

Du XIVe siècle au XVIIIe, les armoiries, de même que l’usage des sceaux, se répandent dans toute la société et s’étendent aux roturiers, ecclésiastiques, commerçants, artisans et paysans. Les meubles suivent cette évolution. Ce ne sont plus des armes, mais des outils et des produits agricoles et artisanaux qui chargent l’écu. A défaut de noblesse, ces armoiries indiquent l’appartenance à une élite professionnelle. Elles sont souvent parlantes, et Vernot en donne de plaisants exemples: le râteau des Rettelat, le chou d’Ursanne Choulat, le lévrier de l’abbé Schnell, voire la provocante paire de saucisses du notaire Saucy. Les armoiries exprimant aussi le désir de paraître, il arrive que l’ascension sociale d’une famille de négociants la pousse à substituer l’épée au soc et la rose à la gerbe de blé.

Le Jura est à la frontière des héraldiques germanique et francophone. Elles se mélangent volontiers dans des sortes de rébus. Tel curé Jacques Baume s’arme d’un arbre (Baum), et tel notaire Simon porte six croissants (sechs Monde).

Les armoiries expriment aussi l’appartenance à une collectivité, ou à une terre et à ses particularités géographiques ou végétales.

Le temps passe. Les mœurs héraldiques se corrompent au fur et à mesure que le nombre des armoiries s’accroît. On usurpe les armoiries d’une famille étrangère, on s’invente des origines nobles, on encadre sans droit son écu d’ornements extérieurs propres à la noblesse, on écartèle son blason par simple fanfaronnade. On touche le fond au XVIIIe siècle. C’est la «surchauffe» nous dit M. Vernot, évoquant à juste titre une mutation commerciale. Il se crée un marché de matrices d’occasion représentant des sceaux armoriés ayant appartenu à d’autres, on emprunte le sceau d’un ami ou d’un défunt pour donner de l’officialité à tel papier. Sur le plan artisanal proprement dit, la simplicité hiératique traditionnelle fait place aux monogrammes, à des scènes d’amour, aux figures de mode. Ce laisser-aller juridique et esthétique discrédite l’héraldique. Le coup de grâce sera donné par la Révolution: quatre jours après sa proclamation, en 1792, la République rauracienne décrète la suppression des armoiries sur tout le territoire, comme la France l’a fait en 1790, comme le Pays de Vaud le fera en 1798.

Peu à peu, cependant, durant tout le XIXe siècle, le retour se prépare. Historiens, curés et pasteurs de paroisse, instituteurs, érudits et compilateurs manifestent un regain d’intérêt – le terme exact serait passion – pour l’héraldique. Le passé réinvestit la modernité. C’est, nous dit Vernot, un phénomène propre à la Suisse, unique en Europe. Il l’explique par l’ «imaginaire national», par la pluralité des cantons et la subsistance de nombreux vitraux et panneaux portant les armoiries des villes, des quartiers, des conseillers urbains ou des membres de corporations. La Confédération n’a pas vécu une rupture avec l’histoire aussi violente que les pays qui l’entourent. Les Suisses n’ont pas appris à détester le passé.

Nicolas Vernot conclut par ces mots pleins d’espoir: Gageons que ce recueil donnera aux familles jurassiennes l’envie de renouer avec leurs traditions emblématiques ancestrales ou, si elles en sont dénuées, qu’il leur insufflera le désir d’adopter à leur tour des armoiries prêtes à franchir les siècles à venir, avec panache !

Si nous osons nous permettre, on peut aussi espérer que les armoiries familiales créées depuis 1815 feront l’objet d’un complément à cet armorial ainsi que d’une mise à jour régulière.

Le texte est suivi par huitante-trois reproductions en couleurs de vitraux, de parchemins, de bas-reliefs, de matrices, de lettres patentes, d’ex-libris, de gobelets, d’arbres généalogiques, de peintures, de coffres de mariage, autant de supports ennoblis par l’héraldique. Un «glossaire institutionnel», rédigé par M. Damien Bregnard, archiviste, explique les fonctions et institutions auxquelles le texte fait allusion. Il est suivi d’un «glossaire héraldique», d’un «tableau récapitulatif des allusions professionnelles», d’un «index armorum», qui renvoie les meubles aux noms de leurs porteurs, d’un «index chromatique» qui indique la fréquence des émaux, d’un «index des écus dessinés» et d’un «index des patronymes».

Le deuxième volume reproduit mille armoiries, accompagnées de notices historiques et de références documentées. M. Nicolas Vernot a dessiné lui-même ce millier d’écus. Nous avons apprécié la propreté, la netteté et l’élégance de ses dessins, notamment le fait qu’ils réalisent idéalement la «loi de plénitude», en d’autres termes qu’ils remplissent le champ de l’écu avec ampleur et proportionnalité. L’ouvrage a été primé parmi «les plus beaux livres suisses en 2022». Il est, heureusement et malheureusement, épuisé. Tôt ou tard, il sera réédité.

Notes:

1   Nicolas Vernot, Le cœur en Franche-Comté à l’époque moderne : iconographie et symbolique, 2014.

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