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L'empathie, un poison social

Olivier DelacrétazEditorial
La Nation n° 1827 4 janvier 2008
Dans le vocabulaire courant, l’empathie est considérée comme un synonyme de respect d’autrui et d’humilité. C’est en quelque sorte la sympathie poussée à la perfection.

La sympathie, c’est le fait de souffrir avec autrui, de l’accompagner dans sa douleur, de l’en soulager en en prenant une partie sur soi. Cet autrui n’est pas forcément un proche. Ce peut être un inconnu qu’on rencontre dans une situation difficile. La sympathie est l’expression naturelle et immédiate d’un sentiment de commune humanité.

Etymologiquement, éprouver de l’empathie signifie souffrir dans, ressentir à l’intérieur. Selon le Dictionnaire de psychologie Doron-Parot, «l’empathie consiste à saisir avec autant d’exactitude que possible les références internes et les composantes émotionnelles d’une autre personne et à les comprendre comme si l’on était cette autre personne.»

L’empathie est une forme d’investigation utile au romancier, au psychiatre ou à l’enquêteur criminel. Elle leur permet de saisir les ressorts profonds des comportements du héros, du patient ou du suspect dont ils ont brièvement investi la personnalité.

L’empathie à la mode vise toutefois moins à connaître une personne en profondeur qu’à abolir la distance des dogmes, des règles morales et des conventions sociales qui nous en sépare, et à établir une relation directe, inconditionnelle, fusionnelle avec elle. On s’imagine contribuer ainsi à établir un univers nouveau, sans conflits ni différences, où tout le monde est en prise directe avec tout le monde, pense comme tout le monde et souffre pour tout le monde.

Cette mode fusionnelle pose des problèmes à ceux qui exercent l’autorité dans le cadre de leur fonction, l’homme politique, le prêtre, l’enseignant, le directeur d’entreprise, le médecin, le juge, le père de famille et bien d’autres. Ces personnes sont amenées, dans l’exercice de leur fonction, à prendre des décisions dont les conséquences à court terme peuvent être dramatiques: renvoyer un élève invivable même s’il a des motifs familiaux de l’être, licencier pour des motifs économiques un employé qui n’a pas démérité, annoncer une maladie incurable à un patient, condamner à la prison un accusé repentant ou exiger le respect de telle exigence morale alors qu’elle n’est plus reconnue par la société.

La responsabilité, reconnue par la société, de ces personnes leur donne le droit et leur fait un devoir de prendre ces décisions. Elle leur crée une sorte de statut social distinct qui légitime leurs actions aux yeux des autres, qui les légitime aussi à leurs propres yeux, leur fournissant un surcroît de force pour prendre certaines décisions particulièrement délicates ou impopulaires.

L’autorité implique une certaine distance entre celui qui l’exerce et celui sur lequel elle s’exerce. L’empathique conteste précisément cette distance au nom d’une relation humaine plus proche et, croit-il, plus authentique. Mais la proximité empathique ne se paie-t-elle pas d’une distorsion de la vision d’ensemble? Et celui qui joue le jeu fusionnel, est-il réellement plus authentique que celui qui assume ses responsabilités et le statut social qui leur est lié?

Si je fonctionne comme expert à une soutenance de thèse et que la thèse se révèle nulle, mon devoir est de le dire. Ce n’est pas facile, car cela représente des années de perdues pour le candidat. Toutefois, je suis là uniquement pour jouer mon rôle d’expert. C’est pour cela et rien d’autre que l’université m’a convoqué. Et c’est en quelque sorte à l’abri de ce rôle parfaitement délimité, comme un comédien à l’abri de son masque, que je peux exprimer mon jugement sans état d’âme et en toute objectivité. La sympathie naturelle que j’éprouve à l’égard du doctorant, comme à l’égard de toute personne en détresse, n’y change rien. Elle m’inspirera tout au plus des conseils amicaux pour qu’il fasse mieux la prochaine fois, voire pour qu’il arrête les frais et choisisse une voie au niveau de ses capacités.

Adoptant une attitude empathique, au contraire, je vivrai la soutenance comme si j’étais moi-même candidat. Je ressentirai ses angoisses face à la perspective d’un échec peut-être définitif, son humiliation, son désespoir. Il me sera alors impossible de me limiter à mon rôle d’expert: je me trouverais moi-même mesquin, légaliste, inhumain. Me départissant de ce rôle, ôtant mon vêtement d’expert, je réduis mon rôle à celui d’un simple homme face à un autre homme. Et j’accorderai le doctorat, éventuellement assorti de quelques réserves destinées à calmer mes remords d’expert. A ce moment, j’aurai évacué la relation d’examinateur à examiné au profit d’une proximité purement sentimentale.

Mon petit coeur sera rasséréné. J’aurai évité le conflit immédiat mais au prix d’un mensonge aux conséquences incommensurablement plus graves. Je commets une injustice vis-à-vis d’autres doctorants qui ont échoué devant des experts moins empathiques. Je crée un précédent et abaisse la valeur générale des doctorats accordés par l’université qui a eu la sotte idée de m’engager comme expert. Et pour en revenir au candidat, je le trompe sur sa valeur réelle, je l’engage sur une voie sans issue, ce qui fait qu’il se retrouvera ultérieurement dans une situation encore beaucoup plus pénible que si j’avais pris mes responsabilités.

Je me console lâchement en me disant que ce n’est qu’une exception, que les autres seront – heureusement – moins gentils que moi.

L’empathie, me privant du soutien collectif fourni par mon statut d’expert officiel, a placé la décision terrible sur mes seules épaules. Je ne l’ai pas supporté. Peu le supportent, ce qui explique que de nombreuses personnes partent en burn-out, «pètent les plombs», «montent les tours» ou sombrent dans d’autres affections psychosomatiques à la mode.

Dans les séries télévisées américaines, on dit automatiquement «ça va aller» à celui qui apprend qu’il est gravement malade ou que son oncle est mourant. On n’en sait évidemment rien, on est peut-être même sûr du contraire, mais on ne supporte pas de voir souffrir l’autre. Il ne s’agit pas de sympathie. Si on nie la réalité pénible qui le touche, c’est pour éviter que, par habitude empathique, nous ne transférions sa souffrance sur nous-mêmes.

L’empathie ne nous fournit qu’une connaissance partielle de la personne qui est en face de nous. On peut ressentir avec acuité sa souffrance, son sentiment d’abandon, son désespoir. Mais, peutêtre parce qu’on est trop proche d’elle, trop immergé dans ses sentiments, trop écrasé par les contraintes qu’elle subit, on ne saisit pas ce qu’il y a en elle de liberté et de volonté, de distance à l’égard d’elle-même. L’empathie ne nous renseigne pas sur sa capacité d’assumer ses erreurs, de dépasser une situation pénible, voire d’en tirer profit. L’approche empathique ne nous fait connaître qu’un être réduit à ses seules déterminations. Elle fait l’impasse sur les qualités supérieures de l’être humain.

Si un juge, par exemple, se met par empathie à la place de l’accusé, il en oublie le droit et la morale, qui impliquent la liberté humaine. Les «références internes» et les «composantes émotionnelles» de l’accusé, les mécanismes psychologiques et sociaux qui l’ont conduit à l’infraction prennent une valeur décisive à ses yeux. Ils l’empêchent de voir que l’accusé aurait pu agir autrement et qu’il est responsable de ses actes. Le jugement devient impossible et la sanction prend un tour arbitraire.

La phobie de l’échec qui règne dans certains milieux scolaires s’explique par cette même incapacité de reconnaître ce qui est pourtant une évidence quotidienne: l’élève, comme tout être humain, est généralement capable de réagir positivement à une sanction ou à une situation d’échec, de cicatriser ses blessures, de se remettre d’une injustice, en un mot, de reprendre la maîtrise de sa vie. C’est même à travers ces obstacles surmontés que sa personnalité se constitue.

Indiscrète quant à l’objet, dissolvante pour le sujet, entrave à l’exercice de l’autorité, méprisant les conventions sociales, niant les vérités générales – sous réserve du discours sur sa propre universalité – l’empathie est d’un usage dangereux pour le commun des mortels. Contentons-nous de la sympathie, relation équilibrée entre des êtres humains libres, germe d’une amitié possible. Gardons nos distances pour conserver notre propre identité. N’hésitons pas à être opaque aux autres et à reconnaître la légitimité de leur propre opacité (en d’autres temps, on aurait parlé de pudeur ou d’intimité)! Souffrons avec les personnes, mais en restant à l’extérieur de leur «misérable petit tas de secrets». Et défendons vigoureusement le nôtre contre toute tentative d’intrusion empathique!

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  • La nouvelle loi fédérale sur le travail au noir – Julien Le Fort
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