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Agriculteurs malgré tout

Félicien Monnier
La Nation n° 1958 11 janvier 2013

Les Entretiens du mercredi permettent d’aborder hebdomadairement les aspects les plus divers du Canton. Mercredi 12 décembre, nous recevions Mme Nelly Niwa, de l’Université de Lausanne. Elle est la coordinatrice d’un projet de prospective pluridisciplinaire dont l’objet est d’étudier les évolutions possibles de l’agriculture vaudoise à l’horizon des quinze prochaines années. Le projet s’appelle Vaud 2030 et vient récemment de trouver son aboutissement dans l’exposition virtuelle du même nom1.

Avant de prévoir l’avenir, il convient d’établir un état des lieux. L’équipe de Mme Niwa a donc plongé dans les statistiques de l’agriculture vaudoise, pour y découvrir qu’en vingt ans le Canton a perdu près de deux mille quatre cents exploitations agricoles. Ce sont généralement autant de familles qui ont vu leur avenir économique se réorienter; autant de domaines, avec leur histoire et leurs particularités, qui ont changé de mains ou se sont recouverts de forêt, de villas.

L’agriculture est un métier difficile et, malgré les nombreuses aides étatiques, nombre de domaines continuent à disparaître. Afin de mieux comprendre le monde paysan, Mme Niwa a produit un film2 en allant à la rencontre de cinq agriculteurs vaudois, provenant de cinq régions différentes. Le film s’intitule Agriculteurs malgré tout et a été réalisé par Mélanie Pitteloud. Tous les agriculteurs présentés ont en commun d’avoir diversifié leur activité. Ils ont trouvé, à côté de leur travail quotidien, un appoint non négligeable, directement lié à leur activité principale, mais suffisamment original et dynamique pour assurer une certaine stabilité à leur exploitation.

Ces paysans nous apparaîtront tantôt comme des entrepreneurs, tantôt comme des artisans de la gastronomie, lorsqu’ils ne jouent pas un rôle socioéducatif.

Après une scène d’ouverture sur les épis du Gros-de-Vaud, le spectateur retrouve la famille de Dominique Yersin à Château-d’Oex. «Le lait industriel a baissé de moitié, rappelle M. Yersin, la compensation des paiements directs ne suffit pas.» Dominique Yersin, s’est donc mis à produire du fromage de l’Etivaz. La sévérité du célèbre label assure une certaine protection. M. Yersin reconnaît recevoir également de grosses subventions qui garantissent son existence. Mais celles-ci exigent que le travail soit fait, notamment l’indispensable entretien des pâturages. «Ce serait plus cher d’avoir un paysagiste à l’année.» Evoquant l’aide presque gratuite que son père apporte à l’exploitation, M. Yersin conclut en affirmant que la qualité du travail est liée à l’amour que l’on met dans son exécution.

Le film nous mène ensuite dans la plaine de l’Orbe, à Essert-sous-Champvent, chez Sylvain Agassiz. Maraîchers de père en fils, les Agassiz ont su faire croître leur domaine en y ajoutant une infrastructure de préparation et d’emballage. La production propre au domaine ne représente que 10% de la matière première traitée par l’entreprise, le reste étant acheté à d’autres producteurs. M. Agassiz n’hésite pas à qualifier son activité d’industrielle. A la question de savoir s’il se sent encore agriculteur, il répond qu’il se sent attaché à la terre; mais il reconnaît ne pas être un agriculteur au sens traditionnel du terme.

Entre la grande structure maraîchère qui conditionne elle-même et la structure familiale livrant à la grande distribution existe encore un autre modèle. C’est celui de la vente directe; soit celui de la vente immédiate au consommateur de sa production par l’agriculteur. La famille Meldem, à Apples, a choisi ce système. Mme Meldem reconnaît que la vente directe n’est pas facile. S’il faut d’un côté assurer la production – «ce qui est notre métier et c’est normal» – cela ne va pas sans une structure de promotion et de vente. Lorsque une telle activité s’accompagne d’un rapport privilégié avec les clients qui choisissent et paient longtemps à l’avance ce qu’ils souhaitent consommer (système des paniers), on parlera d’agriculture contractuelle; la famille Meldem en fait au Flon, à Lausanne.

C’est très à la mode chez les «urbains branchés» friands d’authenticité. La vente directe, faite aux bobos ou pas, représente une réponse réelle à la dictature des prix que mènent les grands distributeurs. Tous les paysans ne peuvent cependant pas se détacher de l’influence de ces derniers. La vente directe d’hectogrammes de blé ou de betteraves sucrières n’est en effet pas encore concevable.

A Puidoux, Georges Martin, éleveur, produit de l’électricité à partir de fumier de bétail et de matière compostée. Il alimente cent cinquante ménages en électricité. M. Martin constate froidement que faire de l’électricité sera bientôt plus rentable pour un éleveur que de faire de la viande ou du lait. Encore une fois, la faute est aux grands distributeurs.

Pour M. Martin, ils «méprisent cette marchandise». Il considère cependant que l’agriculture se trouve momentanément en période creuse. Il avertit donc que remettre sur pied un cheptel ne se fait pas en un mois. Tout sacrifier à la production d’électricité ne serait pas une solution. Gardant dès lors à l’esprit la finalité de l’agriculteur, il affirme que les activités accessoires ne doivent pas devenir principales. Le risque est de rencontrer un jour un manque alimentaire que la collectivité devra combler de ses deniers.

Le dernier agriculteur dont le film dresse le portrait est M. Jean-Marc Bovay, à Démoret. Il est le seul paysan présenté dont le caractère économique de l’activité accessoire n’est pas directement lié à une forme de production. M. Bovay, aidé d’une enseignante spécialisée et d’un éducateur, a développé sur sa ferme un projet social de réinsertion scolaire. Enseignant à temps partiel, il a rouvert une salle de classe du village et propose des séjours à la ferme afin de faire découvrir d’autres horizons à ces enfants.

Cette activité originale met en avant le rôle sociologique de l’agriculture. On peut se moquer des enfants qui pensent que le lait se fabrique dans les berlingots. Cette triste ignorance n’est que la pointe de l’iceberg. Avec elle, c’est une réalité complète que ces enfants ignorent. Une réalité dont l’homme, avec sa famille souvent, est pourtant à la fois le centre et la finalité.

Nous pourrions aisément tenir une rhétorique de «la terre qui ne ment pas». Affirmons en tous cas qu’il y a chez ces hommes et ces femmes dévoués à leurs champs et à leur bétail un courage que l’on ne trouve nulle part ailleurs. Le film Agriculteurs malgré tout a l’immense mérite de nous rappeler que si l’agriculture a pour fonction de permettre l’approvisionnement alimentaire du pays et l’entretien du paysage, elle s’inscrit dans une réalité politique aussi diverse que peut l’être le Canton de Vaud.

Les consommateurs au palais affiné de l’Etivaz de M. Yersin ne sont peut-être pas ceux qui avalent entre deux séances les salades de M. Agassiz. Les enfants des bobos lausannois amateurs d’agriculture contractuelle ne sont probablement pas ceux qui vont à la ferme de Démoret parce qu’ils sont en difficultés scolaires.

En prenant le raisonnement à l’envers, on réalise que notre Canton est divers. Pour vivre dans cette diversité, il faut pouvoir manger. Les agriculteurs vaudois sont là pour ça. Mais gardons à l’esprit que si certains doivent trouver des solutions plus ou moins extravagantes pour survivre, c’est qu’il y a déjà quelque chose qui ne va pas.

Les cinq paysans dont le portrait a été dressé dans le film, confrontés aux difficultés que l’on sait, ont fait face avec un sens de la responsabilité qui les honore.

 

NOTES:

1 www.vaud2030.ch

2 Le film est également disponible sur le site Vaud 2030.

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