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Se souvenir d’Alexandre Bonnard

Daniel Laufer
La Nation n° 2115 1er février 2019

22 octobre 1953, n° 414 de La Nation. On y découvre un immense article «De la cité à l’empire», signé d’Alexandre Bonnard, étudiant de 23 ans, qui, relisant Toynbee et Bertrand de Jouvenel, analyse sans complaisance les dérives d’une civilisation. Il note, sarcastique, que les tenants des vastes systèmes abstraits «préféreraient sans doute Athènes dans l’empire romain, Florence sous le régime italien». Puis, fidèle à cette subtile rigueur qui a toujours caractérisé son goût du réel et sa méfiance à l’égard de toute abstraction faux-fuyante, il termine une analyse impitoyable par cette conclusion prémonitoire: «Toute communauté, à quelque échelon que ce soit, vit plus de ses différences que de ses ressemblances. Nous n’osons pas imaginer de quelles visions se bercent ceux qui rêvent d’un Etat européen. Nous craignons que ce ne soit un mauvais rêve.»

Oui, la rigueur, la rigueur naturelle, et même la rigueur enjouée, souriante, qu’on retrouve dans la sûreté de son regard, la sûreté de son oreille, l’exactitude de sa plume, toutes qualités qui nous ont enchanté pendant plus de septante ans, dans d’innombrables conversations, d’innombrables lieux, d’innombrables concerts. On a pu les retrouver dans les multiples articles qu’a publiés le journal que vous avez entre les mains, et dont plusieurs mériteraient de former un Cahier de la Renaissance Vaudoise. Qu’on pense à son délicieux commentaire de Montaigne qui, fasciné par le travail d’un insecte, ne pouvait s’empêcher de penser (comme La Fontaine dans son discours à Mme de la Sablière) que cette «chose», donc l’insecte, a tout de même «délibération, pensement et conclusion.» Bonnard de noter plaisamment que si en droit suisse les animaux ne sont plus des choses depuis l’entrée en vigueur de l’article 641a du Code civil, en avril 2003, ils n’ont pas encore accédé au statut de personne, «les cantons et le peuple ayant en outre refusé de leur attribuer des avocats». Et de conclure par l’exemple des fourmis qui «pour la conception et l’exécution sont peut-être en avance d’un siècle sur nos mégapoles… Outre qu’ils ont délibération, pensement et conclusion, les animaux ont peut-être sur nous l’avantage du langage inarticulé.»

S’il n’y a pas (encore) un Cahier d’Alexandre Bonnard, il y a au moins eu un tiré à part du double article «Monsieur le juge fédéral aux champs», publié aux n° 1433 (28.11.1992) et 1434 (12.12.1992) de La Nation, chef-d’œuvre d’ironie, d’exactitude juridique, tant du point de vue de l’exégèse que du recours à la jurisprudence du Tribunal Fédéral. Ne vous y trompez pas! La limpidité et la clarté du style ne le cèdent qu’à l’autorité du juriste de telle sorte que n’importe qui peut en faire son miel… y compris MM. les juges fédéraux! On comprend que, comme nous l’avons souligné dans un article précédent, tant de communes vaudoises, et non des moindres, lui aient fait grande confiance, comptant à juste titre que non seulement leur Conseil les ferait bénéficier de ses compétences, mais qu’il les défendrait sans désemparer, sa fidélité dans l’exécution de son mandat dût-elle lui valoir de solides inimitiés.

Ses derniers mois, et même ses deux dernières années furent assombries par un mal qui l’a rongé avec une lenteur inexorable et qui rendait nos visites de plus en plus tristes, terriblement tristes. Mais nous devons maintenant et nous pouvons évoquer l’ami souriant et fidèle, à la mémoire exceptionnelle, à la plume incisive, toujours disert, le dégustateur de fromages, l’homme en qui se retrouvaient un grand juriste et le lecteur du Cimetière marin. Nous perpétuerons son souvenir.

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