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Paul Morand le «sulfureux»

Jean-Blaise Rochat
La Nation n° 2121 26 avril 2019

Quelques semaines avant la publication chez Gallimard, en novembre 2013, du premier volume de la volumineuse Correspondance de Paul Morand et de Jacques Chardonne, Christophe Boillat annonçait dans les colonnes de 24 heures «un livre sulfureux». «Les deux plumes suintent, malgré les envolées littéraires, l’homophobie et l’antisémitisme.» Plus loin, le journaliste déplorait que «nonobstant leur passé sulfureux, la Riviera [ait] rendu hommage aux deux bannis».

Cinq ans plus tard, le vertueux M. Boillat, qui n’a toujours pas lu la Correspondance de Morand et Chardonne (il croit que les trois tomes sont parus), continue à colporter ses obsessions sans changer de vocabulaire: «Le sulfureux Paul Morand banni du château de l’Aile», titre fièrement 24 heures du 11 avril.

En effet, une plaque commémorative avait été ôtée lors des travaux de restauration du bâtiment. Elle disait notamment: «L’écrivain et diplomate Paul Morand (1888-1976), de l’Académie française, bourgeois d’honneur de Vevey, y vécut avec son épouse Hélène, de 1948 à sa mort “ les années les plus heureuses de ma vie ” pendant lesquelles il écrivit une part importante de son œuvre.»

Une nouvelle plaque sera apposée, mais sans mention de l’illustre occupant, désormais persona non grata. Selon les informations de M. Boillat, la correspondance des deux maudits «déverse, parmi ces milliers de lettres, des litres de fiel. Principales cibles: les Juifs et les homosexuels.» Ah! bon? Il faut être muni de verres fortement grossissants et très déformants pour déclarer que les Juifs et les homosexuels sont la principale cible de nos épistoliers. Rien qui justifie l’effroi pudibond de M. Boillat, des membres de l’association Vibiscum et des conseillers du propriétaire des lieux.

Paul Morand était-il homophobe? Précisons que le terme n’existait pas à l’époque, et que la répulsion à l’égard de l’homosexualité n’était pas envisagée comme un délit. Par-ci, par-là, on relève des expressions surannées, «PD», «tante», «pédéraste», etc. Ce qui n’a pas empêché l’amitié de Proust, de Cocteau. Sur ce point, Morand partage le langage, le sentiment, les préjugés de la plupart de ses contemporains.

Etait-il antisémite? Oui. C’est une maladie familiale, contractée pendant sa jeunesse dans le milieu de la bourgeoisie parisienne, à l’époque de Dreyfus et de Drumont. Il raconte que son père préférait renoncer à l’assemblée annuelle des auteurs dramatiques, pour ne pas rencontrer Henry Bernstein, dramaturge célèbre à l’époque. Autre temps autres mœurs, et on ne va pas aujourd’hui applaudir ce genre de comportement.

Voici un exemple surprenant de l’antisémitisme de Morand: «Au déjeuner, il y avait des juifs. Je ne les aime pas, mais dès qu’il y en a un, je suis attiré. On parle avec eux une langue que les autres ne comprennent pas. De même pour Hélène qui passe pour antisémite.» Chardonne répond: «Bien sûr, les juifs sont charmants. Des frères.» (22 et 23 octobre 1957).

Plus tard, Chardonne tance son ami: «Vous savez qu’il y a un point sur lequel nous différons profondément. Un seul point, ce n’est guère; il y a tant de points de chute. La persécution juive à travers les âges, c’est pour moi la honte de l’humanité. Bien plus, ce cancer, et cela seulement, me donne la honte d’être un homme. Le pire, peut-être, dans ce crime permanent, c’est sa stupidité. Je le dis, n’ayant depuis trois siècles, pas une goutte de ce sang.» (19 novembre 1959). On notera au passage que, concernant Chardonne, l’accusation de Boillat est simplement calomnieuse.

La raison invoquée pour effacer le souvenir de l’écrivain, c’est qu’«au niveau international les fakes news et le populisme cartonnent.» En quoi le populisme regarde-t-il Paul Morand, grand seigneur des lettres françaises? Que craint Vibiscum et les médiocres qui tremblotent derrière les paravents de leur petite morale? Que des néo-nazis viennent déposer des gerbes de fleurs au coin du château en chantant le Horst Wessel Lied? Quant aux fakes news, on en est abreuvé par la prose de M. Boillat qui fait son ping-pong obstiné entre deux termes infamants pour discréditer un auteur qu’il ignore.

Ce qui est intéressant avec la bêtise, c’est qu’elle s’étale sans pudeur et sans limite. La censure de la plaque jugée insuffisante, il est question désormais de retirer la bourgeoisie d’honneur à Paul Morand. Et après? J’ai de nouvelles pistes pour les traqueurs de sorcières, les censeurs de tout poil, les épurateurs sourcilleux. Ils devraient s’intéresser de près au petit bonhomme à la moustache ambiguë qui jouait un peu trop bien les dictateurs: Charlie Chaplin était un ami de Paul Morand! Ce sinistre histrion acceptait sans dégoût de partager la table du réprouvé. «Chaplin, qui goûtait à la maison, hier, …» Le repas a eu lieu le vendredi 19 février 1960. Les preuves existent. Accablantes. Pour du sulfureux, c’est du sulfureux.

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Extrait d’une lettre qui relie le paysage lémanique à la liturgie pascale:

«14 février 1960. Je finis cette lettre, dimanche soir, par un temps ravissant. De la neige jusqu’au sol; les Dents du Midi, une falaise de glace de 3000 m, où la neige, apportée par la tempête d’ouest d’hier, est venue se plaquer droit. Le lac, tout noir, ses eaux comme un trou dans la glace où le soleil s’enfonce; cela me rappelle le jour de la Bénédiction des Eaux à Bucarest, quand le pope immerge la croix dorée orthodoxe dans la rivière où on a fait un trou dans la glace. Que j’aime la religion orthodoxe où rien n’a évolué: c’est le christianisme primitif, paysan, barbare, rutilant, ignare, résurrectionnel; qu’on est loin de Mgr Grente et des cardinaux romains! A Bethléem, on descend au tombeau de la Vierge par deux escaliers, orthodoxe à droite, catholique à gauche. Hélène et moi descendions chacun par notre escalier; j’enviais le sien.»

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