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RBI: gourous et marchands de tapis

Pierre-Gabriel Bieri
La Nation n° 2044 13 mai 2016

La Nation a déjà écrit ce qu’il faut penser de la surréaliste initiative réclamant un revenu de base inconditionnel (RBI) pour toute la population1. Et si on parlait un peu de ceux qui font la promotion de cette géniale idée?

Les militants pro-RBI sont des gens surprenants. On ne sait pas combien ils sont, mais ils réussissent à être partout, en particulier sur internet où ils mènent une activité frénétique. Ils y multiplient les pages dédiées à leur credo, mais se servent aussi habilement des outils de veille afin de repérer chaque site, chaque réseau social, chaque forum où d’autres parlent de leur idée – ou pourraient en parler. Dès qu’une telle cible est découverte, ils se précipitent en masse, tel un nuage de sauterelles, et noient la page sous le nombre de leurs interventions. Sur Facebook, le phénomène est frappant: ils s’incrustent dans la discussion en cours pour y créer leur propre dialogue, s’interpelant, plaisantant, simulant une conversation normale, mais selon un scénario qui, à force, apparaît bien organisé et assez répétitif.

A dix, ils réussissent à faire croire qu’ils sont cent. Il est possible que certains d’entre eux se manifestent sous plusieurs identités. Chacun semble jouer un rôle. L’un prend un air faussement naïf et déclare: «Je me demande quels peuvent être les arguments des opposants…» Un autre enchaîne sur un ton surpris et irrité: «J’y crois pas! Les opposants n’ont pas lu nos explications!» Et hop, il ajoute un lien vers le site du «oui». Vient ensuite un défenseur des prolétaires accablés par un monde du travail cruel et sans pitié: la Suisse est dépeinte comme un mélange de Pyongyang et de Boulogne- Billancourt, où des cohortes d’esclaves affamés triment à des cadences infernales, ployant sous les bottes de patrons gras et méprisants (avec cigare et haut-de-forme, sans doute). Après un intermède joué par quelques esprits simples – dont les interventions ne dépassent pas l’onomatopée ou le borborygme, au mieux la demi-phrase dépourvue de sens –, on voit arriver les vieux sages (ou les jeunes visionnaires, c’est selon) qui expliquent avec une tranquille assurance qu’un RBI coûtant 200 milliards de francs est parfaitement finançable et que cela a été démontré par d’illustres économistes; ils jugent sévèrement les opposants, incapables d’imaginer le monde de demain où le travail rémunéré n’existera plus (pas besoin d’argumenter, c’est évident). Enfin, pour les sceptiques, on sort le traditionnel repenti-raisonnable : «Moi non plus je n’y croyais pas, mais j’y ai longuement réfléchi et finalement je me suis dit que ça pouvait marcher!» Ce modèle de témoignage gentillet est obligatoirement «placé» au moins une fois dans chaque conversation.

Dans cette mise en scène burlesque, toute tentative de dialogue tourne court; chaque avis critique envers l’initiative est accueilli par un concert de rires nerveux et de moqueries.

Les contre-vérités les plus crasses sont assénées sans sourciller. Peu importe ce qui est vrai ou non: l’essentiel est de répéter ces rôles et ces répliques un tel nombre de fois qu’on va forcément – statistiquement – finir par tomber sur une poignée d’esprits crédules qui se laisseront impressionner… et deviendront eux-mêmes des prescripteurs du revenu universel. La tactique fait penser à celle des sectes, ou des marchands de tapis: on enfume ses interlocuteurs, on les noie sous un flot de paroles étudiées pour susciter des sentiments agréables. Le discours est doucereux, il caresse dans le sens du poil, se transforme au gré de ce que le client veut entendre. Vous rêvez d’être riche? Le RBI vous donnera les moyens de réaliser vos rêves! Vous êtes fatigués après une journée de travail? Le RBI va vous décharger de tous vos fardeaux! Vous vous révoltez contre les injustices? Le RBI va créer un monde plus juste! Vous êtes un jeune entrepreneur? Le RBI va vous permettre de lancer votre entreprise! Vous êtes un esprit libéral? Ça tombe bien, le RBI est «une idée hyper-libérale, avec moins d’Etat et une responsabilisation individuelle». Ne riez pas: cette dernière phrase est authentique; quelqu’un a osé l’écrire!

Pour assurer cette présence permanente sur internet, les militants pro-RBI semblent disposer de beaucoup de temps libre (sauf lors du pont de l’Ascension, où leurs répliques étaient un peu clairsemées!). Sans doute ont-ils aussi quelques moyens financiers (souvenez-vous des 400’000 francs déversés en pièces de 5 centimes sur la place fédérale). Leurs certitudes sans failles et l’exaltation avec laquelle ils les récitent font penser à une communauté d’illuminés. Mais les tactiques qu’ils déploient évoquent plutôt une médiocre campagne de marketing: on vous raconte n’importe quoi pour vous vendre une camelote qui ne sert strictement à rien et qui va vous coûter les yeux de la tête, mais le vendeur y met tant de zèle et de pression que, si vous êtes un tant soit peu influençable, vous finissez par craquer et par acheter. Avant de le regretter…

Notes:

1 Olivier Delacrétaz, «Entre le café du commerce et le paradis», La Nation n° 2043 du 29 avril 2016.

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