Juvenilia CXXVI
André Gide, à qui on demandait quel était selon lui le plus grand poète français, répondait: «Victor Hugo, hélas!» La grandiloquence naïve et sincère de Lux, dernier poème des Châtiments, est une juste illustration du commentaire laconique de Gide. Quelques vers sont inoubliables au milieu d’un fatras devenu indigeste. Les exemples suivants appartiennent plutôt à la seconde catégorie:
Temps futurs! vision sublime!
Les peuples sont hors de l’abîme.
[…]
Dès à présent dans nos misères
Germe l’hymen des peuples frères;
Volant sur nos sombres rameaux,
Comme un frelon que l’aube éveille,
Le progrès, ténébreuse abeille,
Fait du bonheur avec nos maux.
Oh! voyez! la nuit se dissipe.
Sur le monde qui s’émancipe,
Oubliant Césars et Capets,
Et sur les nations nubiles,
S’ouvrent dans l’azur, immobiles,
Les vastes ailes de la paix!
[…]
Au fond des cieux un point scintille.
Regardez, il grandit, il brille,
Il approche, énorme et vermeil.
Ô République universelle,
Tu n’es encor que l’étincelle,
Demain tu seras le soleil!
Vladimir, dont le caractère pondéré est à mille lieues de ces grandioses visions, a pourtant choisi d’interpréter et d’analyser ce poème. Face aux tournures déclamatoires outrées, parfois à la limite du ridicule, il reste comme interdit devant un objet écrasant, n’osant porter un regard critique sur un auteur dont il avait admiré Les Misérables. A la fin d’une analyse studieuse mais un peu terne, on essaye de le faire parler des merveilleuses prophéties, cent soixante ans après. Rien ne le fait sortir de sa prudente réserve. Alors on le bouscule:
– Les peuples sont-ils devenus frères dans une république universelle? Est-ce que la fresque monumentale peinte par Hugo correspond à la réalité d’aujourd’hui?
– Pas tout à fait… pas encore… pas vraiment…
– Deux guerres mondiales et quelques génocides, c’est ce que prévoyait le poète? Sans compter ta patrie déchiquetée par une horrible guerre civile? (Vladimir est serbe). C’est cela «l’hymen des peuples frères»? «Les vastes ailes de la paix»? «Le progrès»?
– Dans la poésie, il est normal qu’il y ait un peu d’exagération. C’est comme la pub à la télé. Ça fait rêver.
Au sommaire de cette même édition de La Nation:
- Contre l’incertitude – Editorial, Olivier Delacrétaz
- Grandes heures de l’histoire vaudoise - 3e soirée – Yves Gerhard
- Les participes, c’est du passé – Jacques Perrin
- Sonnet – Daniel Laufer
- Non à de nouvelles procédures contre le logement – Olivier Klunge
- Chronique sportive – Antoine Rochat
- Force juste – Jacques Perrin