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Juvenilia CXXXV

Jean-Blaise Rochat
La Nation n° 2098 8 juin 2018

Lorsqu’on sollicite un adolescent pour la lecture ou la récitation d’un poème, le résultat est souvent aussi convaincant que s’il s’agissait de la déclamation du règlement de l’école ou d’un mode d’emploi d’appareil ménager. La prosodie du français est particulièrement délicate, puisque notre langue a perdu ses accents toniques, ce qui fait son originalité, mais aussi sa difficulté: on n’est pas entraîné par le rythme naturel imposé par l’accentuation, comme la plupart des langues étrangères ou anciennes. Respecter la syntaxe, la ponctuation, les enjambements, le rythme des vers; savoir respirer, attendre, jouer avec les sons, assembler les syllabes, tout cela au service du sens du poème, dans une interprétation personnelle, est chose malaisée.

Pour faire comprendre à mes élèves que la poésie, c’est aussi de la musique, je leur fis comparer des vers allemands et français de Rilke: le résultat ne fut pas probant. J’eus alors l’idée de demander à ceux qui maîtrisent deux langues ou plus – c’est la majorité – de préparer la lecture d’un poème de leur choix dans l’autre langue. L’expérience était inédite car la plupart ont fait toute leur scolarité ici et, par conséquent, n’ont jamais eu accès à la littérature de leur langue maternelle.

On eut le plaisir d’entendre de l’albanais, du serbo-croate, ou ce joli poème vietnamien qui commence ainsi: «Yêu là châ’ en ngôi xa anhqui…», ce qui veut dire: «Aimer, c’est mourir un petit peu à l’intérieur de soi…» Joaquim, plus attiré par le football que par la littérature, qui trébuche sur la moindre phrase en français, éblouit son auditoire dans Pessoa: «Dorme, que a vida é nada! / Dorme, que tudo é vão! / Se alguém achou a estrada, / Achou-a em confusão, / Com a alma enganada…» Girolamo fut tellement saisi par la force de son poème et les circonstances de son écriture (suicide de l’auteur Cesare Pavese), qu’il l’apprit par cœur: «Verrà la morte è avrà i tuoi occhi.» Amanda voulait Lorca. Je profitai pour l’orienter sur le Llanto por Ignacio Sánchez Mejías: «Tardará mucho tiempo en nacer, si es que nace, / un andaluz tan claro, tan rico de aventura. / Yo canto su elegancia con palabras que gimen / y recuerdo una brisa triste por los olivos.»

Ainsi chacun comprit qu’on peut aimer une langue sans en comprendre le sens; que la mélodie, le timbre, le rythme, l’accentuation, les sons inhabituels suffisent à combler l’oreille de volupté neuve. Que faisons-nous d’ailleurs, la plupart d’entre nous, à l’audition de telle cantate, tel air d’opéra, tel oratorio dont le texte nous est indifférent?

Et les purs francophones, dans cette aventure linguistique? Il y eut deux clans: celui des nonchalants, bien satisfaits de n’avoir rien à produire (la majorité), et les autres, brillamment représentés par Guillaume, Vaudois pure souche, de bonne et antique famille paysanne et vigneronne. C’est le meilleur copain de Joaquim, dont il partage le mépris pour la culture en général et la littérature en particulier. En Espagne, il serait torero, ici il est champion de ski.

– Demain, je vous fais La Venoge, avec l’accent.

Il n’eut pas besoin de forcer le trait pour s’assurer un triomphe auprès de ses pairs.

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