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Les libéraux dans l’embarras

Jacques Perrin
La Nation n° 2204 1er juillet 2022

A première vue, le libéralisme séduit. Il prône la liberté et défend l’esprit d’entreprise. Nous aimons faire ce qui nous plaît. Nous aimons travailler, produire un objet ou rendre un service, en tirer un bénéfice ou un salaire. Nous aimons le travail bien fait.

Le libéral veut son bonheur et, grâce à l’harmonisation automatique des intérêts privés, le nôtre. Et pourtant la doctrine libérale a évolué dans un sens que ses promoteurs n’imaginaient pas. Dans les nombreux ouvrages consacrés au libéralisme, une phrase revient souvent: S’ils savaient ce que leurs idées sont devenues, Montesquieu, Constant et Tocqueville se retourneraient dans leur tombe.

MM. Meuwly et Santacroce, dans leur ouvrage visant à régénérer le libéralisme (voir La Nation No 2203, p. 4), sentent que quelque chose ne tourne pas rond.

Du fait de la mondialisation qu’il a accélérée, le libéralisme change d’échelle. Le marché et la dérégulation économique sont planétaires. Le progrès des sciences et des techniques est rapide. Les nations semblent inadaptées au rythme de l’innovation. Aux yeux de certaines élites, politiques et économiques, elles doivent, pour être efficaces, adopter la division du travail et être dirigées d’en haut (top down comme ils disent). La gouvernance mondiale est nécessaire. C’est le projet des globalistes, lancé au début du XXe siècle aux Etats-Unis par Walter Lippmann, prolongé par les ordo-libéraux autrichiens (Mises, Hayek) adeptes de la grande société. Meuwly et Santacroce exposent comment fonctionne cette variété de néolibéralisme. Il s’agit de l’alliance du libéralisme économique et de l’individualisme moral. Le pouvoir mondial est désincarné, partagé entre fonds de pension, GAFAM et autres ONG qui dominent la vie politico-économique à partir des Etats-Unis – qui demeurent la première puissance mondiale – en échange du financement des campagnes électorales de politiciens bienveillants. C’est le libéralisme de connivence répandu dans les organisations internationales et les cercles «davosiens». Les Etats-nations, voués à s’effacer, sont coincés entre les injonctions de la gouvernance mondiale et les réactions populistes locales. Le pouvoir mondial n’est pas occulte, mais difficile à identifier. Il s’exprime dans les nombreux médias et réseaux sociaux qu’il détient.

Nos deux auteurs aspirent à faire tenir ensemble divers courants du libéralisme. Une certaine souplesse est requise. Les libéraux savent s’adapter. Le libéralisme peut adoucir ses présupposés de base. Il a digéré la démocratie et certains acquis de l’Etat providence. Il sera écologique à sa manière. Il faut conserver l’individualisme sans verser dans l’anarchie, concilier dérégulation et interventions étatiques – MM. Meuwly et Santacroce ne sont pas membres du parti libéral-radical pour rien. Le conservatisme ne les rebute pas non plus, ni la nation, ni les traditions locales, ni l’ancrage dans un lieu précis. Ils veulent même tenir compte des acquis libertaires de Mai 68; on ne peut faire autrement, disent-ils. Ils s’orientent vers un libéralisme complexe, universel et enraciné, opposé à la fois au populisme identitaire, au mondialisme néolibéral et aux excès du multiculturalisme «woke».

La tâche est rude.

Meuwly et Santacroce examinent dix thèmes: démocratie, transparence, écologie, égalité, nation, école, intégration des étrangers, famille, numérique et autorité.

Ce qu’ils disent de l’école (excellent sous-chapitre), de l’égalité, de la nation et de l’autorité les rapproche des positions de la Ligue vaudoise. S’inspirant d’une définition de l’autorité comme incarnation d’une communauté et exercice public d’un pouvoir, ils affirment que le libéralisme préfère l’autorité incarnée au pouvoir lointain peu identifiable des organismes internationaux, parce qu’un libéral veut des débats transparents. Ainsi les libéraux suisses ont-ils assez vite tenu l’Etat cantonal pour plus propice aux libertés que l’Etat fédéral. Pour Meuwly et Santacroce, la nation est une réalité à assumer avec sérénité; c’est un écrin protecteur contre les débordements de la liberté, le lieu d’un sentiment enrichissant. Les auteurs font l’éloge des frontières protectrices mais aisément franchissables. Ils ne poussent pas le culte de l’individu jusqu’à dire, comme Mme Thatcher, que la société n’existe pas. Ils craignent cependant toujours que la nation ne ressemble à une «cage» où l’individu est «enfermé». La nation ne peut pas être un prétexte pour freiner les échanges économiques, la Suisse et les cantons ayant besoin de vendre leurs produits à l’étranger.

L’acceptation de la nation et le rejet de l’égalitarisme distinguent le libéralisme «de droite» de celui «de gauche», plus tolérant en matière de mœurs, plus individualiste et égalitaire. Pour le libéral, les individus sont égaux. Les privilèges sont inacceptables, mais la concurrence crée une inégalité de richesse matérielle parfois immense. L’un des rôles de l’Etat (plutôt «radical» dans ce cas) est d’éviter des conflits civils destructeurs entre riches et pauvres par une fiscalité redistributrice.

Le libéralisme défend l’universalité des droits de l’homme, mais Meuwly et Santacroce sont prudents sur ce point. Reconnaissant l’existence des nations, ils s’accordent avec le juriste Alain Supiot pour estimer que les droits de l’homme peuvent se décliner selon les caractéristiques de nations et civilisations diverses. L’universalité se construit par le bas (bottom up).

Les auteurs déplorent que l’individualisme égalitariste fasse proliférer les «droits à», non seulement des individus, mais aussi des «communautés» de race, de genre, d’orientation sexuelle, etc. Peut-être n’insistent-ils pas assez sur la différence entre ces pseudo-communautés vengeresses, et la communauté nationale, réelle et complète.

Meuwly et Santacroce récusent à bon droit le revenu de base inconditionnel et de matière plus surprenante, la théorie libérale du «ruissellement» automatique de la richesse sur la classe moyenne et les pauvres.

Le libéralisme conservateur est-il viable? Qu’en pense la Ligue vaudoise? Nous le verrons dans un ultime article.

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