Salaire minimum: une fausse bonne idée qui perdure
Deux cantons alémaniques, Bâle-Campagne et Soleure, ont récemment refusé, en votation populaire, d’introduire un salaire minimum sur leur territoire. Vieille revendication de la gauche, notamment du parti socialiste et des syndicats, les démarches récentes pour instaurer un salaire minimum sur le territoire suisse ont connu un sort contrasté. Sur le plan fédéral, on se rappellera l’initiative de l’Union syndicale suisse pour l’introduction d’un salaire minimum de 22 francs de l’heure, rejetée en 2014 par plus de 73% des votants et l’ensemble des Cantons. Auparavant, des initiatives cantonales fixant l’adoption du principe mais ne déterminant pas de montant avaient été acceptées en 2011 à Neuchâtel (par 54,6% de oui) et en 2013 dans le Jura, (54,3% de oui). En revanche, Vaud (51,1% de non) en mai et Genève (54,2% de non) en novembre 2011 avaient refusé l’introduction d’un salaire minimum dans leurs Constitutions cantonales, tout comme le Valais en 2014 (80,7% de non).
L’offensive s’est poursuivie avec des votes sur le plan cantonal au Tessin (2015, 54% de oui), à Genève fin 2020 (adopté à 58,2%), à Bâle-Ville (2021, oui à 53,8%) ainsi que sur le plan communal, notamment à Zurich et Winterthur en 2023, à Lucerne en 2024. Les juges zurichois ont cependant dénié la possibilité pour une commune d’instaurer un salaire minimum. La question se tranchera devant le Tribunal fédéral.
Plus près de nous, dans le Canton de Fribourg, une initiative a abouti en novembre 2023 et doit être traitée par le Grand Conseil. Dans le Canton de Vaud, une double initiative (l’une constitutionnelle, l’autre législative) a été déposée avec quelque 19’000 paraphes en septembre 2023. La demande de prolonger d’une année leur délai de traitement en vue de l’élaboration de contre-projet (s) est actuellement pendante devant le législatif cantonal.
On le constate, la question n’a pas fini d’occuper tant le personnel politique que le monde économique, et nous aurons bientôt, en pays vaudois, l’occasion de nous prononcer à nouveau.
Quelques éléments d’appréciation
Comment apprécier ce feu roulant d’initiatives déposées à tous les niveaux institutionnels depuis maintenant plus de 20 ans?
On relèvera tout d’abord que les attentes à l’égard des entreprises, institutions ou administrations se multiplient quasi à l’infini. Pourvoyeuses d’emplois qu’il ne saurait être question de supprimer par la suite, piliers du filet social qu’elles alimentent toujours plus par leurs cotisations, elles doivent en outre se révéler disposées à tous les aménagements, temps partiel, télétravail, flexibilité maximale des horaires etc. La progression de l’individualisme a incontestablement passé par là. D’autre part, si le travail demeure une valeur majoritairement partagée, celui-ci est dorénavant avant tout, voire exclusivement, destiné à satisfaire des besoins individuels en constante progression. Le niveau du salaire versé focalise donc l’attention. On ajoutera à cela l’élément moral selon lequel serait intolérable un travail qui ne permette que de vivre chichement.
Il n’en demeure pas moins que le salaire, qui constitue une part très significative des charges des entreprises, est un facteur économique délicat à manier dès lors que l’on se trouve dans un marché ouvert et concurrentiel. Sauf à opter pour une société dirigiste, le choix du prestataire se détermine par la qualité et par le prix. Pour conserver des clients, l’entreprise doit offrir ses produits et services à un coût concurrentiel, ce qui lui impose de contrôler ses charges. Le raisonnement s’applique lors de toute création de poste, mais aussi lorsqu’il s’agit de conserver ou non une activité. Le chemin est donc étroit tout comme restent fragiles certaines activités exposées à la concurrence d’autres cantons ou d’autres pays. Un salaire minimum aura dès lors tendance à constituer un obstacle à la création de nouveaux postes et peut contribuer indirectement à surcharger les salariés existants. Il peut aussi freiner l’embauche de jeunes travailleurs, peu formés ou inexpérimentés.
Conventions collectives de travail fragilisées
En privilégiant la voie du salaire fixé dans la loi, on supprime l’un des éléments majeurs du champ de négociation des conventions collectives de travail (CCT). Cela compromet assurément l’envie de conclure de nouvelles conventions mais influe aussi inévitablement sur les négociations des CCT existantes: les employeurs tenus par des exigences légales avalisées en vote populaire n’ont guère de raisons de se montrer plus généreux, tandis que la tendance à n’engager que des travailleurs payés au minimum légal s’inscrit à la hausse. Pour une partie des travailleurs, spécialement dans la tranche salariale inférieure, le salaire minimum devient tout à la fois facteur de nivellement par le bas et frein à la progression de leur revenu.
On commence seulement à procéder à l’évaluation des effets de l’introduction du salaire minimum dans certains cantons. Si l’on manque encore de recul, on constate à Genève que les chances de retrouver un emploi ont augmenté pour les femmes, alors que les 18-25 ans et les personnes les moins qualifiées ont vu leurs chances diminuer. Sur un autre plan, la question de savoir si un salaire minimum est un instrument adéquat pour lutter contre la pauvreté est remise en doute. Une étude sur le canton de Zurich (2021) indique que seul un cinquième des personnes en situation de pauvreté exerçait une activité rémunérée et donc était susceptible de voir son sort s’améliorer. Avec un taux de pauvreté concernant entre 6,5 et 11% des personnes, on constate que l’effet global reste plutôt marginal (entre 1,3 et 2,2% de la population).
Même dans une société friande de normes, savoir s’abstenir d’en ajouter est une marque de raison, surtout lorsque leurs effets peuvent se révéler délétères. Il en va ainsi tout particulièrement du salaire minimum.
Au sommaire de cette même édition de La Nation:
- Nos syndics – Editorial, Félicien Monnier
- D’une guerre froide à l’autre – Jean-Baptiste Bless
- La civilisation américaine – Benjamin Ansermet
- Le monde avant le goût du néant – Lars Klawonn
- Le peintre réaliste – Olivier Delacrétaz
- La décroissance - On nous écrit – On nous écrit, Jean-Paul Cavin / Jean-François Cavin
- 750 ans – Cédric Cossy
- Racisme à Payerne? – Colin Schmutz
- Le gouvernement communique – Benoît de Mestral