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Les Colloques d’Erasme - Une découverte littéraire pour l'été

Cosette Benoit
La Nation n° 2049 22 juillet 2016

De son vivant, Erasme a été beaucoup lu et a profondément influencé la pensée de son époque. Pourtant, aujourd’hui, il n’est souvent connu que pour avoir donné son nom au système d’échanges inter-universitaires et, fait étrange, de son œuvre vaste et multiple on ne retient que l’Eloge de la Folie, un texte énigmatique et complexe, rédigé hâtivement, somme toute assez peu représentatif de la pensée érasmienne. C’est que la mémoire historique fait volontiers injustice à ceux qui ont une pensée subtile et nuancée.

En effet, l’œuvre érasmienne est complexe et difficile à appréhender du fait de son étendue, de sa diversité et de l’extrême fluidité de la pensée de l’auteur. La mobilité de l’esprit d’Erasme le soustrait à toute tentative de systématisation puisqu’il n’appréhende jamais la réalité comme un système et n’en propose pas une somme. Son approche philosophique se refuse à l’inertie, il soulève des questions sans réponse, se dérobe à toute prétention de synthèse exhaustive et sa pensée en mouvement se précise, se complète, parfois même se corrige ou s’inverse, au fil du temps et en fonction de la nature et de la visée des textes. Néanmoins, il serait faux de prétendre qu’Erasme est inconsistant, sceptique ou insaisissable. Il faut plusieurs lectures et une perspective globale de sa pensée et de sa vie pour distinguer un faisceau d’éléments qui pointent vers une position nuancée. Certes, pour connaître un peu de la pensée érasmienne, l’effort à consentir est grand, mais on pénètre en échange un univers riche et fécond, où la réalité est dépeinte sous ses multiples facettes, tout en nuances, conformément à sa nature profonde.

Par cet article, nous invitons le lecteur à découvrir Erasme au moyen de ses Colloques1. Cet ouvrage, presque oublié de nos jours, a été une des contributions littéraires incontournables du XVIe siècle. Il a connu une centaine d’éditions, du vivant de l’auteur, accédant ainsi au statut de best-seller. Cette vaste fresque sociale est un témoignage littéraire d’une valeur exceptionnelle pour connaître la période de la Renaissance et de la Réforme, puisqu’elle transpose, sous forme de dialogues, les débats contemporains dans la littérature.

Entre 1495 et 1499, Erasme mène des études de théologie à Paris. Il vit dans une pension familiale et devient précepteur de latin pour subvenir à ses besoins. Il partage son logement avec deux latinistes avec lesquels il exerce son latin au moyen de conversations informelles sur divers sujets. Plusieurs années plus tard, en 1518, paraît un petit manuel de latin à l’intention des jeunes gens, publié au nom d’Erasme, à son insu. Cet ouvrage consiste en une compilation maladroite des notes qu’un des interlocuteurs d’Erasme a prises lors de leurs conversations parisiennes. Cette publication frauduleuse fâche l’humaniste qui craint que les erreurs qu’elle contient nuisent à sa réputation. Il s’empresse donc d’en proposer une version corrigée quelques mois plus tard. Puis, en mars 1522, Erasme fait paraître une version complètement remaniée du petit manuel qui s’est métamorphosé en un véritable ouvrage enrichi par des dialogues fournis. A partir de ce stade, les Colloques prennent leur essor. De 1522 à 1533, les Colloques connaissent onze éditions en fonction des ajouts que l’auteur y opère. Le modeste ouvrage scolaire destiné à polir le style des jeunes gens devient une véritable fresque sociale où Erasme donne sa vision du monde sur des sujets religieux, sociaux et philosophiques. Le public visé est désormais beaucoup plus large et, au moyen de ces dialogues, l’auteur entend réformer la pensée et les mœurs de ses contemporains, sans hésiter à recourir à certaines provocations bien senties et courageuses, souvent avec beaucoup d’humour et d’ironie.

L’humaniste de Rotterdam privilégie le genre dialogique qu’il juge pédagogique pour former la pensée des lecteurs. Le dialogue est très prisé à la Renaissance puisqu’il trouve sa source dans l’Antiquité classique et remonte à des figures d’autorité telles que Platon et Cicéron. Cette forme littéraire se prête bien à l’approche érasmienne puisqu’elle permet d’aborder une grande diversité de sujets de manière légère et vivante, avec la prudence, la mesure et l’humanité nécessaires à la description du réel. Le choix d’Erasme d’utiliser la forme dialogique pour résoudre les antagonismes de son temps est manifeste de la subtilité de son esprit et de son désir de parvenir à la concorde par une argumentation progressive et nuancée. L’humaniste préfère la diversité irréductible d’une pensée incarnée à la cohérence inébranlable d’un système philosophique. Le truchement de personnages qui dialoguent permet à la pensée de l’auteur de se profiler entre les lignes pour faire émerger une voie médiane de la confrontation des opinions. C’est aussi un moyen de disposer d’une plus grande liberté en contournant la censure, le propos étant assumé de manière indirecte par l’auteur. En donnant à entendre la diversité du chœur des voix humaines, Erasme fait travailler son lecteur qui doit lui-même en distinguer la ligne mélodique.

Dans ses Colloques, Erasme transpose les échanges du quotidien dans la fiction et fait ainsi accéder des personnages très divers au statut de personnages littéraires. C’est un moyen pour les femmes, les artisans, les commerçants, les aubergistes, les enfants, les vieillards, les pauvres et les serviteurs d’être représentés dans la littérature et de faire entendre leur voix. Les protagonistes éclairés des Colloques sont des gens simples, voire insignifiants, qui ne cherchent pas à jouer dans la cour des grands. En faisant des gens humbles les sages de ses dialogues, Erasme est fidèle à l’attitude évangélique décrite par l’apôtre Paul dans la première Epître aux Corinthiens2 : ce sont les faibles qui confondent les forts, et la folie du monde qui est sagesse de Dieu (on revient ici à l’éloge de la folie…). Souvent plus lucides, voire plus instruits que les ecclésiastiques, les petites gens doivent accorder davantage de crédit à leur bon sens qu’aux jugements fallacieux des autorités temporelles et religieuses. Dans les Colloques, l’auteur illustre et dénonce le désordre ambiant. Conscient du défi et de la menace que représente ce monde à l’envers pour les plus démunis, il les invite à ne pas reproduire machinalement des coutumes qui n’ont pas de sens et à ne pas céder à la tyrannie de l’opinion. Dans le monde en changement de la Renaissance, Erasme a été un acteur direct des multiples rénovations de la société d’alors, invitant ses contemporains à user de leur sens critique pour en faire de même.

Les Colloques sont une bonne introduction à l’œuvre érasmienne puisqu’ils nous font connaître l’auteur de manière intime. Dans ses divers traités, Erasme se positionne généralement d’abord en théologien et en prêtre, et les exigences rhétoriques des diverses formes littéraires, alors très codifiées, peuvent, dans une certaine mesure, limiter la liberté de l’auteur et contraindre sa pensée. Les Colloques nous révèlent Erasme de manière plus complète et plus libre: ils ne répondent pas à une commande, ne sont pas dédiés à un personnage public, et leur style dialogique admet plus de souplesse.

Ainsi, et sans doute plus qu’ailleurs dans son œuvre, l’auteur parle à la fois en tant que chrétien, en tant qu’humaniste et en tant qu’homme.

Les quelque huit cents pages des Colloques se lisent sans effort. La diversité des sujets abordés, la pertinence du fond et la beauté de la forme ainsi que l’humour, les piques, l’ironie et les traits d’esprit en font une lecture délicieuse et instructive que nous ne saurions trop recommander.

Notes:

1 Erasmus, Desiderius, Colloques, Etienne Wolff (trad. et présentation), 2 vol., Paris, Editions de l’Imprimerie nationale, 1992, [mars 1522 – mars 1533].

2 Corinthiens 1:27.

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