«Arma virusque cano…»
Le lapsus (-us, m.) de Mme Amarelle, qui voulait citer le début de l’Enéide au téléjournal du 30 novembre dernier, a révélé malgré elle les priorités du gouvernement vaudois, la pandémie plus que l’héroïsme romain! En fait, en voulant réciter à brûle-pourpoint, et avec la scansion, le premier vers du poème de Virgile, elle aurait dû dire virumque (de vir, viri, m.): Enée, le héros qui, partant de Troie vaincue, parvint après bien des péripéties aux rivages du Latium et sera le lointain ancêtre de Romulus, le fondateur de Rome. Le virus, lui, a pour origine un autre mot latin: virus, i, n., que l’on trouve notamment dans les Géorgiques du même Virgile (I, v. 129): « Ille malum virus serpentibus addiditatris»: «Aux noirs serpents, Jupiter donna leur venin funeste.»
Néanmoins, après plusieurs décennies durant lesquelles le latin et le grec ont été traités comme des curiosités d’un autre âge ou du moins comme des disciplines marginales, on ne peut que saluer l’effort du DFJC pour tenter de redonner aux langues anciennes leur place dans l’enseignement littéraire. Encore récemment, lorsque la culture antique a failli disparaître de l’Ecole de culture générale (ou de ce qu’on appelle ainsi1), la levée de boucliers a été massive et unanime. Il n’en reste que des lambeaux, sauvés in extremis. Quant au grec, il n’est dispensé qu’à Lausanne, et dans deux des huit gymnases de l’agglomération, à la Cité et à Auguste-Piccard (Bellerive). Les élèves qui souhaitent continuer le grec appris au collège, quand ils habitent hors de la capitale, sont forcés de quitter leurs camarades et d’être de patients utilisateurs des transports publics – sacrifices trop souvent décourageants. Une des premières mesures à prendre, et elle est prévue dans le programme, sera de rétablir le grec dans les gymnases de Burier, de Nyon et d’Yverdon au moins, où des professeurs passionnés l’ont enseigné autrefois. Nous avons personnellement vu disparaître peu à peu les langues anciennes au Gymnase de Chamblandes, où elles avaient leur juste place jusqu’à la réforme de la maturité fédérale, en 2000. Les derniers élèves y ont passé leur baccalauréat classique en 2012. Le Département de l’instruction publique de Genève, en jugeant que la philosophie devait disposer d’un enseignement sérieux auprès de tous les élèves qui préparaient une maturité, a eu raison de ne pas proposer l’option «philo-psycho», qui draine chez nous certains élèves qui veulent éviter à la fois une langue (ancienne ou l’italien ou l’espagnol) et les mathématiques pointues.
Une ex-collègue, Emilie Suter, a été déchargée de quelques heures d’enseignement pour mettre en œuvre un vaste programme prévu par le DFJC. Ce programme, qui porte sur les années 2021-2025, s’applique au collège comme au gymnase, et porte sur la visibilité des langues anciennes à l’école et dans le grand public, sur les moments charnières où les élèves (souvent avec leurs parents) doivent procéder à des choix, sur l’attractivité des apprentissages, sur la formation des enseignants. Le spectre est large et ambitieux, et nous souhaitons plein succès à notre ancienne collègue.
Rappelons que les études au gymnase, dans toutes les disciplines, n’ont pas de visées pré-professionnelles, mais une formation intellectuelle de base, utile dans toutes les études et professions futures. Cela est particulièrement le cas du latin et du grec: une chance unique de pouvoir étudier ces langues et de se plonger dans des cultures à la fois proches de nous (nos racines) et éloignées dans le temps et la mentalité. Les langues anciennes touchent à la linguistique et à l’étymologie, à l’histoire, à la littérature, à la philosophie, à l’archéologie; souvent, elles posent en termes simples des questions complexes qui poussent à la réflexion et à la discussion: il est difficile de trouver une autre formation aussi large et ouverte.
Les élèves qui sont en dernière année de la scolarité obligatoire (la 11e) doivent remplir la fameuse feuille où ils déterminent leurs choix pour le gymnase. Parents, grands-parents, c’est le moment pour vous de pousser les enfants à choisir de continuer les branches qu’ils ont déjà un peu dégrossies! Ainsi pourront-ils pousser leur lecture de l’Enéide jusqu’au vers 18: Si qua fata sinant…
Notes
1 Voir La Nation No 2169, du 26 février 2021.
Au sommaire de cette même édition de La Nation:
- Le trou noir centralisateur – Editorial, Félicien Monnier
- Genre – Rédaction
- Le massacre de notre Jura – Jean-François Cavin
- Notes sur les musiques de cet automne – Jean-François Cavin
- Esprit vaudois, es-tu là? – Henri Laufer
- Traces d’humanité (5) – Jacques Perrin
- Contre l’universel? – Olivier Delacrétaz
- Le nouveau stade de la Tuilière – Antoine Rochat
- Nous sommes tous nés quelque part – Jacques Perrin
- Occident express 95 – David Laufer
- A la Revue de Lausanne – Camille Monnier
- Traces de subversion à la télévision – Le Coin du Ronchon