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Une formidable machine à imiter

Olivier Delacrétaz
La Nation n° 2235 8 septembre 2023

Une enseignante du Gymnase demande à Chat GPT une dissertation sur une citation d’Etienne Barilier: «Le contraire de la violence, ce n’est pas la douceur, c’est la pensée.» Elle lui dicte les mêmes règles qu’à ses élèves: introduction en trois parties (contextualisation, explicitation et problématisation); développement argumenté et illustré d’exemples; ouverture sur d’autres pistes et synthèse conclusive.

Un instant plus tard, le texte se déroule sur l’écran et couvre deux pages en quelques secondes. C’est spectaculairement efficace, mais qu’est-ce que ça vaut? Les consignes sont respectées. Il n’y a pas de fautes d’orthographe ou de grammaire. Les citations sont, en gros, pertinentes. En revanche, le texte est répétitif, redondant même, et d’une platitude désespérante. Il y a plus de paraphrase et de délayage que d’argumentation. Arrivé à la conclusion, on n’est guère plus avancé qu’au départ.

Ne triomphons pas trop, toutefois, et pensons que la prochaine livraison d’algorithmes pourrait changer tout cela. Demandons-nous plutôt en quoi et pourquoi l’humain fait mieux.

On croit souvent, et Chat contribue à cette croyance, qu’écrire consiste à poser une idée sur le papier. Or, l’idée de départ est généralement imprécise, une hypothèse, un simple et fugace sentiment, une intuition qu’on désire fixer avant qu’elle ne disparaisse. L’idée claire et distincte apparaîtra, si elle le veut bien, au terme de la progression. En d’autres termes, écrire est une autre manière de penser.

Ecrire, c’est explorer, c’est aller du connu à l’inconnu. On part à l’aventure, cadré par les limites du vocabulaire, les exigences de la logique et la nécessité de faire court. On se fourvoie, on recule, on recommence. Le chemin prévu fait mille détours. On laisse reposer, et on se lance à nouveau, la nuit ayant porté conseil. Chat ne connaît pas ce processus organique de gestation. Pour lui, le temps n’est pas un milieu propice à la pensée, mais un frein à la production.

Ecrire facilite l’autocritique en créant une distance entre l’auteur et son texte, qu’il peut examiner comme s’il venait d’un autre. Une idée appelle une autre idée, qui modifie peu ou prou la perspective originelle. Et vient un moment où le texte se nourrit de lui-même, forçant l’auteur à se contenter d’en clarifier la cohérence interne.

Certains écrivains bénis des dieux parcourent ces étapes sans même y penser. Pour d’autres, écrire est une suite transpirante d’efforts sur des phrases indéfiniment reprises, une marche des cent kilomètres sous la canicule, une maturation interminable.

Il arrive même que nos efforts révèlent l’inanité de l’intuition initiale, ou alors notre incapacité personnelle à la traiter convenablement. Il y a, gisant dans les culs-de-basse-fosse de mon ordinateur, quelques dizaines d’articles abandonnés qui en témoignent, en attendant d’improbables jours meilleurs. Mais après tout, c’est encore une manière d’avancer que d’identifier les pistes sans issue. Chat, lui, trouve toujours une issue, bonne ou mauvaise.

Celui qui écrit est une personne, qui s’adresse à des personnes. Ses textes les plus abstraits portent encore sa marque, un accent original, une présence personnelle, un style. Chat n’est personne et n’écrit pour personne. Il n’a pas de style. Il n’est qu’une formidable machine à imiter l’être humain1 et qui, au fur et à mesure de ses progrès algorithmiques, cerne son objet de plus près.

Cela engendre non seulement des craintes professionnelles et politiques, mais aussi des interrogations métaphysiques. A partir d’une certaine quantité, une chose ne change-t-elle pas de nature? Est-ce qu’une forme suffisamment élaborée peut tenir lieu de fond? La «pensée libre» n’est-elle qu’une pensée dont on n’aurait pas encore identifié tous les déterminismes qui la meuvent? 2

A vrai dire, nous craignons moins «l’humanisation» de Chat que notre adoption, par paresse et complaisance, de ses mécanismes neuronaux à lui. Ce danger est réel, comme le montrent les langages, voisins, de la com’ et des campagnes électorales.

Mais ne perdons pas de temps à dénoncer la bêtise de l’intelligence artificielle! Marquons plutôt cette différence dont nous sommes si fiers en écrivant mieux. Fusionnons au plus près la forme et le fond. Soyons attentifs à la précision des mots et aux rigueurs de la grammaire. Enrichissons notre vocabulaire spontané. Evitons les formules toutes faites, les répétitions non maîtrisées, les citations cent fois citées, les effets de style, les sons qui se heurtent sans nécessité. Soyons impitoyables avec les voies de traverse et les «soit dit en passant», les paragraphes arbitrairement découpés, les abus de signes typographiques, tous ces déséquilibres de forme – et donc de fond – qui détournent de l’essentiel. Travaillons la fluidité du texte, l’évidence des enchaînements, l’allant du rythme, la nécessité explosive de la conclusion. Ecrivons léger et laissons les concepteurs de Chat ahaner derrière nous. Ne critiquons pas l’imitateur, soyons inimitables!

Notes:

1   Chat GPT offre de nombreux services autres que rédactionnels.

2   Poser cette question revient à lui répondre non, puisqu’elle n’a de validité que si elle a été posée librement.

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