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L’Ukraine en onze dates

Jean-François Cavin
La Nation n° 2235 8 septembre 2023

Nos lecteurs savent que David Laufer est doué d’une belle plume. Ils s’en convaincront davantage encore en lisant l’ouvrage qu’il a consacré à l’histoire de l’Ukraine. Dix siècles et demi d’une destinée souvent mouvementée, où le sang a beaucoup coulé, où les maîtres du pays ont changé maintes fois, sont traités de manière synthétique, exacte, et aussi très vivante, avec une verve qui vous attache au livre comme au plus palpitant des romans d’aventure.

Ce millénaire est articulé par l’auteur en onze dates:

– 28 juillet 988, baptême de Volodymyr (Valdemar en varègue, langue des vikings suédois installés depuis quelque temps à Novgorod et qui ont cherché en Ukraine de meilleures terres cultivables); c’est l’acte fondateur de l’orthodoxie slave qui rapproche l’Ukraine de la Russie;

– 19 novembre 1240, les Mongols s’emparent de Kiev, qui tombe dans l’orbite d’un empire oriental, avec la Moscovie;

– automne 1362, les Lituaniens battent les Mongols à la bataille des Eaux-Bleues, à l’ouest de l’Ukraine, qui passe sous domination lituanienne, puis polono-lituanienne (le royaume des Deux Nations, sous les Jagellon, s’étend de la Baltique à la Mer Noire!) pour trois siècles;

– 18 janvier 1654, traité de Pereïaslav entre les Cosaques (en lutte contre les Polono-Lituaniens) et les Russes, qui met les Cosaques «en selle» à Kiev, mais sous protectorat russe, et bientôt sous claire domination russe dès 1686 pour trois siècles aussi (sauf un court intermède);

– 20 novembre 1917, proclamation d’indépendance de l’Ukraine dans le chaos de la fin de la Première Guerre mondiale; mais en 1922 déjà, la jeune URSS reprendra la main et mettra son voisin occidental au pas;

– 20 novembre 1932, décret de Staline marquant le début de la phase extrême de l’Holodomor, la famine planifiée qui provoque des millions de morts;

– 29-30 septembre 1942, massacre, à Kiev, de 33’771 Juifs (en deux jours!) par les SS, sommet de l’horreur de l’occupation allemande;

– 19 février 1954, cession de la Crimée, russe depuis 1774, à l’Ukraine par Khrouchtchev, pour des raisons encore mystérieuses;

– 8 décembre 1991, accord de Minsk entraînant la dissolution de l’URSS et l’indépendance de l’Ukraine;

– 21 novembre 2013, début de la révolte de l’Euromaïdan à Kiev, provoquant la fuite du président pro-russe… et l’annexion de la Crimée par la Russie;

– 24 février 2022, agression russe.

Ainsi, sur un millénaire, l’Ukraine a été tournée durant six siècles vers la Russie de Moscou, ou dominée par celle-ci. A quoi s’ajoutent la religion commune, des langues proches, une culture interpénétrée, surtout au XIXe siècle: Moussorgski magnifie La Grande Porte de Kiev, Gogol est né d’une famille cosaque au cœur de l’Ukraine et La cerisaie de Tchékov se situerait au nord-est de ce même pays; sans compter que Khrouchtchev a passé sa jeunesse en Ukraine, que Brejnev y est né et y a développé sa carrière de bon communiste jusque vers l’âge de 40 ans. Mais ne simplifions pas: en parlant ainsi de l’Ukraine il s’agit surtout de celle de Kiev et de l’Est; car les frontières ont changé; la Crimée était dans l’orbite de l’Empire ottoman jusqu’au XVIIIe siècle, Odessa n’existait pratiquement pas avant le XIXe, la Bukovine et la Galicie relevaient de l’Empire austro-hongrois depuis le partage de la Pologne et jusqu’en 1918. Et l’essor d’un sentiment national ukrainien, depuis le milieu du XIXe siècle, a nourri des aspirations à l’indépendance.

David Laufer reste impartial sur les évènements de la dernière décennie. Sur la Crimée, il rappelle que l’annexion par la Russie, en 2014, n’est pas reconnue par la «communauté internationale»; mais il indique aussi que le plébiscite consacrant ce rattachement a donné 96% de réponses favorables; même s’il ne s’est pas déroulé de façon irréprochable, on doit relever que des enquêtes faites sous les auspices de l’ONU depuis 2009 révélaient une forte majorité d’opinions favorables au retour dans le giron russe. Et notre auteur qualifie l’exigence actuelle de Kiev d’une restitution de la Crimée de «position maximaliste que ne partagent pas forcément ses alliés occidentaux».

Sur la révolte de l’Euromaïdan de 2013, il ne mentionne aucun fait à l’appui du soupçon qu’elle ait été fomentée, ou du moins fortement soutenue, par les services américains. Il s’agissait bien plutôt d’une explosion de colère spontanée, due à l’impéritie du gouvernement, à sa corruption notoire, à la multiplication des assassinats politiques, à la crise économique, à la volte-face du président Ianoukovytch en matière européenne, la manifestation étant convoquée le jour même sur Facebook par un journaliste ukrainien de famille afghane.

Enfin, sur l’agression russe de l’an passé, notre auteur donne la parole aux deux camps. Mais il a rappelé au préalable que le mémorandum de Budapest de décembre 1994, conclu entre la Russie et l’Ukraine, portait sur la restitution par cette dernière de 1500 ogives nucléaires restées sur son sol depuis l’indépendance, en échange de quoi la Russie reconnaissait son intégrité territoriale. L’assaut des troupes russes du 24 février 2022 était donc, à nos yeux, doublement contraire au droit international: non seulement en violant la souveraineté d’un Etat sans justification défensive contre une menace certaine et imminente, mais encore en foulant aux pieds un accord bilatéral.

Cela dit, les uns soulignent que Poutine, dans certains discours, a nié l’existence de l’Ukraine comme Etat et rêvait de reconstituer partiellement l’Empire russe du temps soviétique. Pour d’autres, le projet d’une adhésion de l’Ukraine à l’OTAN, quoique non confirmé à l’époque, constituait un danger vital pour la Russie qu’il s’agissait absolument de prévenir. David Laufer ne se prononce pas. La thèse de l’impérialisme expansionniste du Kremlin est plausible; celle de la maladresse arrogante de l’Occident est fondée. Il nous semble que les deux ne s’excluent pas.

Référence:

David Laufer, Ukraine - Mille ans de guerres et à la fin, une nation, éd. Heidi-News, coll. Les Explorations N° 18, juin 2023, 130 p.

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