Identification
Veuillez vous identifier

Mot de passe oublié?
Rechercher


Recherche avancée

Le mur

Jacques Perrin
La Nation n° 2235 8 septembre 2023

Le réel, ce sont les choses d’ici-bas que nous voyons, entendons, sentons, goûtons, touchons: un arbre, un chant d’oiseau, un vin, un morceau de beurre, une peau. Avec l’âge, nos sens perdent de leur acuité, la vue et l’ouïe pour commencer. Durant la pandémie, certaines personnes, privées d’odorat et de goût, ont souffert d’anosmie et d’agueusie. Le toucher résiste mieux; seuls des accidents, des brûlures par exemple, peuvent nous infliger l’hypoesthésie. Le vieillissement nous éloigne des choses parce que nos forces diminuent. La vie, c’est l’expérience directe. Celui que l’on gifle sans qu’il l’ait mérité comprendra d’un coup la nature de la violence, mieux qu’après la lecture de trois traités de sociologie.

Le réel n’est pas seulement ce qu’éprouvent immédiatement les sens. Il existe un réel de second ordre, le réel représenté, c’est-à-dire raconté, écrit, dessiné, joué, filmé, photographié, chiffré. Celui-ci a bien sûr un support matériel: un journal, une pellicule, un tableau, un livre, un écran, des gens qui parlent. Le réel représenté devient envahissant quand nous avons trop de temps pour en consommer.

Le monde entier s’impose à nous dans les médias du courant dominant, conforme, monotone, souvent laid et niais, où s’agitent journalistes, politiciens et pseudo-artistes rebelles. Nous sidèrent des photos manipulant les émotions, de multiples films, articles, tweets, sondages, statistiques et études – toujours les plus récentes – qui prouvent scientifiquement n’importe quoi, des commentaires, et les commentaires des commentaires. Chercheurs et chercheuses prolifèrent, comme les grands reporters, les envoyés spéciaux, les experts. La numérisation accroît la puissance du courant à l’échelle planétaire.

Words, words, words, disait Hamlet; encore des mots, toujours des mots, les mêmes mots! chantait Dalida à son amoureux bavard, Alain Delon.

La parole distingue l’humain de l’animal, sauf, paraît-il, les bambins modernes de 3 ou 4 ans qui parlent peu ou ne parlent pas du tout à cause de leur surexposition aux smartphones et aux écrans… Le langage, propriété essentielle de l’homme, est un instrument extraordinaire, et ambivalent, car il nous sépare en quelque sorte du réel éprouvé par les sens. Par le langage, support de la pensée, le réel est tantôt faussé tantôt révélé. Picasso aurait dit: Je ne peins pas ce que je vois, je peins ce que je pense. Un monde nous est donné que nous aimerions connaître, admirer, exprimer. C’est un souci constant de comprendre le rapport des mots et des choses. A une époque dominée par les médias décrits ci-dessus, nous nous demandons: ce qu’on nous raconte est-il vrai? Le journalisme d’enquête est-il honoré? Les images ne sont-elles pas truquées? La personne avec qui je parle sur un réseau existe-elle vraiment? Quiconque a fait connaissance d’un individu sur le net est frappé du contraste entre la personne rencontrée en vrai et le personnage qui s’est fabriqué sur la toile.

Par manque de discipline, nous consacrons trop de temps aux médias, aux dépens de la réalité du premier ordre. Entre le réel et nous s’interpose un mur. Ne nous moquons pas trop vite de l’éco-anxiété de la jeunesse. Il nous arrive aussi d’être submergés par trop d’info, trop d’actu, pour parler comme les journalistes. Nous sommes confrontés à des événements planétaires qui ne nous regardent pas, et que nous nous empêchons à grand-peine de reluquer. L’actu, propagée avec insistance, suscite l’incompréhension, la méfiance, que ce soit la pandémie, qui réapparaît ces jours à cause d’un variant, le changement climatique, la guerre en Ukraine, la première femme à faire ceci ou cela, les LGBTIQ+, ChatGPT, l’école en délitement. Les sites de vérification des faits ou d’information alternative accroissent notre perplexité. Les constats et les prévisions chiffrées se multiplient: A chaque jour, son record de chaleur en Sicile ou à Echallens, de missiles s’abattant sur l’Ukraine, de voitures incendiées durant les émeutes, ou de migrants disparus en Méditerranée; s’y ajoutent la hausse de la population vaudoise à l’horizon 2035, le taux nécessaire de décarbonation d’ici à 2050, les 413’000 personnes qui feront défaut sur le marché du travail en 2040. Rien que des chiffres! Et les propagandes respectives des belligérants, les fake news, les injonctions paradoxales.

Nous finissons par croire que le réel, c’est juste ce qui cogne, l’impossible qui se produit. Certains Chaux-de-Fonniers reçoivent soudain des tuiles sur la tête, une promeneuse est piétinée par des bovins à Leysin, un jogger italien est dévoré par un ours.

Que faire alors? D’abord observer notre environnement immédiat, voir nos parents et amis, leur parler, accepter que notre fragile existence puisse sombrer.

Il y a aussi des leçons à prendre dans le réel du second ordre. Des brèches altèrent le mur médiatique, par lesquelles la lumière perce. L’art est du réel représenté. Il nous aide à mieux voir, mieux entendre, mieux sentir. On tombe soudain sur les œuvres qu’il nous faut: le roman La Chasse au cerf de Romain Debluë, le film Drunk du Danois Thomas Vinterberg, l’article Le Besoin des choses de Ramuz, un essai, Undinge, La Fin des choses en français, du philosophe coréen Byung-Chul Han qui écrit en allemand.

Ni les chercheurs ni les médias mainstream n’ont le dernier mot. Nous ne connaissons pas le particulier par la science. La nature de cette fleur, de ce chat, de notre meilleur ami, de notre moi, recèle des trésors, mais aussi un mystère devant lequel nous nous inclinons.

Vous avez de la chance, cet article est en accès public. Mais La Nation a besoin d'abonnés, n'hésitez pas à remplir le formulaire ci-dessous.
*


 
  *        
*
*
*
*
*
*
* champs obligatoires
Au sommaire de cette même édition de La Nation: