Identification
Veuillez vous identifier

Mot de passe oublié?
Rechercher


Recherche avancée

L’Etat unique et la société multiple

Olivier Delacrétaz
La Nation n° 2244 12 janvier 2024

L’Etat, en tant que pouvoir contraignant, doit être unique, l’existence de plusieurs pouvoirs sur le même territoire portant d’évidence atteinte à l’efficacité du droit, à la confiance sociale et à la sécurité des biens et des personnes1.

Les bienfaits de l’unicité étatique peuvent-ils s’étendre sans autre au reste de la société? Certains le pensent, notamment en matière d’assurance-maladie. L’augmentation indéfinie des primes relance régulièrement l’idée de la caisse unique: une seule entreprise, avec une seule culture d’entreprise, une direction, une administration, une communication, bref, un système cohérent, sans doublons, sans conflits concurrentiels, sans frais publicitaires.

Fort bien. Mais quels seront les effets concrets de la transformation d’un système de caisses multiples en un système monopolistique? Quelle sera la place de la nouvelle entité dans la société? Quelles seront ses relations avec les assurés, avec le monde de la santé, avec l’Etat? Quels seront ses pouvoirs? Qui les contrôlera?

Par le seul fait d’être unique, la caisse deviendra, à l’instar de l’Etat, un pouvoir incontournable, aux yeux de la population et des siens propres. Elle représentera, sans contestation ni comparaison possible, l’ensemble des assurés résidant en Suisse. Sa voix sera prépondérante dans les tractations avec les autres acteurs de la santé publique, notamment quand il s’agira de décider quels seront les médecins, les hôpitaux, les médicaments, les traitements et les prescriptions conformes, donc remboursables.

Parlant le même langage que l’administration, inspirée du même esprit, elle s’y intégrera progressivement, processus déjà amorcé par tous les textes légaux qui règlent la politique suisse de la santé. Elle en adoptera les tares et les faiblesses, en particulier la croissance anarchique et la tendance à l’immobilité.

Par la force immédiate des choses, la caisse unique privera l’assuré d’une de ses dernières libertés, celle de changer de caisse. On nous objectera que peu le font. Et alors? Que l’assuré use ou non de cette liberté à titre personnel, la multiplicité, par sa seule existence, le protège en exerçant une pression constante sur la politique des caisses: chacune est contrainte de tout faire pour que l’assuré ne la quitte pas. La caisse unique supprime ce contre-pouvoir vital.

La caisse unique laissera-t-elle à l’assuré le libre choix du médecin? Et celui-ci, conservera-t-il le libre choix du diagnostic, de l’acte médical et de la prescription? A la longue, on peut en douter. L’administration est toujours tentée de penser qu’il n’y a de juste que ce qui passe par ses canaux et fonctionne selon ses procédures.

La caisse unique entrerait dans la catégorie des «Etats dans l’Etat». Et l’une des tâches du pouvoir politique est précisément d’empêcher l’apparition des Etats dans l’Etat. Si, par exemple, par le seul jeu des forces du marché, nous en arrivions à ce qu’il n’y ait plus qu’une caisse en Suisse, l’Etat devrait faciliter, voire susciter l’émergence de caisses concurrentes pour rétablir une situation de multiplicité.

Nous parlons de la caisse unique parce que tout le monde en parle. Mais ce que nous écrivons des menaces qui planent sur les assurés vaut, mutatis mutandis, pour tous les grands groupes qui œuvrent sur le territoire, banques, chaînes de distribution, entreprises générales, syndicats, médias, groupes multinationaux agro-alimentaires, pharmaceutiques, informatiques: autant de pouvoirs s’exerçant peu ou prou sur le citoyen multicaptif, employé, consommateur, affilié syndical, téléspectateur et client.

L’Etat protègera le mieux l’équilibre social et les libertés personnelles en se réservant jalousement l’unicité et en veillant à la multiplicité des autres.

Notes:

1   En ce sens, la coexistence de pouvoirs cantonaux et fédéral sur le même territoire est une anomalie. Elle est vivable parce que le mécanisme différencie le pouvoir cantonal originaire et le pouvoir fédéral délégué. Il reste que les cantons sont des souverains mutilés et que l’Etat fédéral n’a qu’un demi-pouvoir.

Vous avez de la chance, cet article est en accès public. Mais La Nation a besoin d'abonnés, n'hésitez pas à remplir le formulaire ci-dessous.
*


 
  *        
*
*
*
*
*
*
* champs obligatoires
Au sommaire de cette même édition de La Nation: