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† Vladimir Dimitrijevic (1934-2011)

Jean-Marc Berthoud
La Nation n° 1919 15 juillet 2011
Ce mardi 5 juillet, par une journée ensoleillée, la paroisse orthodoxe serbe de Lausanne célébrait les obsèques de Vladimir Dimitrijevic en présence d’une assemblée nombreuse et émue, au centre funéraire de Montoie. Sa dépouille mortelle fut inhumée au cimetière du Bois de Vaux. Celui que ses amis appelaient simplement «Dimitri» était décédé exactement une semaine auparavant, tué sur le coup à la sortie du petit village d’Armes lors de la collision frontale de sa camionnette avec un tracteur dont le conducteur ne sortit, grâce à Dieu, qu’avec des blessures superficielles. Dimitrijevic se rendait au dépôt des livres de L’Age d’Homme à Clamecy dans la Nièvre avant de retrouver, avec un chargement de livres, la libraire de L’Age d’Homme, rue Férou à Paris. Il faisait ce parcours deux fois par mois depuis des dizaines d’années.

Vladimir Dimitrijevic avait célébré son 77e anniversaire le 28 mars dernier. Cet automne, la maison fondée par lui à Lausanne, L’Age d’Homme, fêtera ses 45 ans d’activité trépidante. Un dernier petit fait. Pendant toutes ces années, L’Age d’Homme eut ses bureaux à la Tour Bel-Air, mais il lui fallut rechercher de nouveaux locaux suite à la restauration prochaine de ce grand immeuble. Le lundi 27 juin, la maison d’édition venait de terminer sa mue gigantesque, s’installant dans son nouveau domicile à l’avenue du Théâtre. Il ne restait que les effets du bureau du patron à déménager. Le lendemain, Vladimir Dimitrijevic n’était plus de ce monde. Le passage d’autorité à L’Age d’Homme s’était, par la providence divine, effectué avec une efficacité surprenante! Il s’agissait ce jour-là de l’anniversaire de la célèbre bataille du Kosovo au Champ des Merles, le 28 juin 1389.

Je connaissais Vladimir Dimitrijevic depuis cinquante ans. Jeune étudiant à la Sorbonne, arrivant à Lausanne de mon Afrique du Sud natale, je fréquentais avec grand plaisir la Librairie Payot, située alors au bas de la rue du Bourg. C’est là que j’ai découvert ce libraire exemplaire, d’une attention discrète, aux connaissances encyclopédiques, de quelque cinq années mon aîné. C’est ainsi qu’est née une amitié dont la loyauté – malgré quelques orages violents – ne s’est jamais démentie. Il me fit alors connaître, par exemple, les philosophes juifs, Max Picard et Léon Chestov, qui pour moi marquèrent ces années par la vivacité si dramatique avec laquelle tous deux savaient confronter les périls culturels et spirituels de leur temps. Le ton de notre amitié était posé.

Vladimir Dimitrijevic est né dans une famille valaque de foi orthodoxe en mars 1934 à Skopje, dans le Royaume de Yougoslavie. Il s’est toujours identifié à la Serbie, sa véritable patrie. Peu avant la Deuxième Guerre mondiale, son père installait son entreprise prospère à Belgrade. C’est là que Vladimir Dimitrijevic fit toutes ses études. Malgré la chape du communisme, deux de ses professeurs lui inculquèrent, à lui et à un groupe de camarades, la passion pour la littérature. Mais l’engagement de son caractère passionné fut, dans sa jeunesse, partagé entre le football et la littérature. C’est suite à une blessure au genou que sa vocation littéraire put définitivement s’imposer. En 1954, à l’âge de vingt ans, il se déroba au carcan du communisme de Tito avec vingt-cinq dollars en poche, pour s’installer d’abord à Neuchâtel puis à Lausanne. Il fonda les éditions L’Age d’Homme à Lausanne en 1966 avec l’appui essentiel de son épouse Geneviève. Il y fut rapidement secondé par un collaborateur inséparable, Claude Frochaux, de tempérament et d’opinions très différents de Vladimir Dimitrijevic.

Là, se trouve certes l’une des sources de la fécondité de son oeuvre – plus de 4500 titres en 45 ans d’éditeur: son ouverture sur les auteurs les plus divers, pour autant qu’ils aient quelque chose à dire! C’est ainsi que L’Age d’Homme publia les oeuvres complètes de Charles-Albert Cingria, l’intégralité du Journal d’Amiel, le Journal de Léon Bloy. Puis, avec sa devise: «ouverture sur le monde», les trésors de la littérature mondiale: Thomas Wolfe, Andréi Biely, Vladimir Volkoff, Vassili Grossmann (dont Vie et Destin parvint à L’Age d’Homme dans un microfilm unique, extrait de manière miraculeuse des archives mêmes du KGB!); Milos Tsernianski, Ladislas Reymont, Dobritsa Tchossitch, immense romancier, révélateur des tragédies de la Yougoslavie de Tito; Alexandre Zinoviev, le Jonathan Swift du totalitarisme soviétique. Puis, plus extraordinaire encore, ces romanciers chrétiens exemplaires: Jeremias Gotthelf traduit merveilleusement à partir d’un texte enfin intégral par Jean Lauener, et surtout Eugenio Corti, peut-être le plus grand de tous, qui sut si bien reconnaître, par son réalisme spirituel, son frère en notre romancier bernois. C’est ainsi que Vladimir Dimitrijevic édita une magnifique traduction de l’épopée insurpassable de la Deuxième Guerre, Le cheval rouge d’Eugenio Corti, oeuvre qu’aucun éditeur français, même catholique, ne voulut toucher. Ses collègues outre-Jura lui demandaient narquois: «Serais-tu maintenant vraiment passé à l’Opus Dei

C’est grâce à lui que des ouvrages réformés (mais aussi orthodoxes: Sergiu Grossu, L’Eglise persécutée. Entre goulag et société opulente, et catholiques romains, Florent Gaboriau, Trente ans de théologie française. Dérives et Genèse), qui ne trouvaient aucun éditeur de leur propre confession, purent voir le jour dans notre collection. Quelle reconnaissance l’héritage réformé authentique doit-il à Vladimir Dimitrijevic d’avoir permis la publication, parmi bien d’autres ouvrages, des chefs d’oeuvre de Pierre Courthial et de Pierre Charles Marcel, d’Aaron et d’Eric Kayayan qui, sans sa vision d’un christianisme véridique, n’auraient jamais vu le jour! Et quels trésors orthodoxes ne sut-il pas nous restituer, avec à leur sommet les pères Justin Popovic et Georges Florovsky. Puis, après quatre cents ans d’oubli, c’est à lui aussi (avec bien d’autres) que l’on doit le commencement de la restauration de l’oeuvre immense d’un des plus grand vaudois, théologien et homme de Dieu, écrivain incomparable, Pierre Viret!

Comme il le disait de lui-même, il avait gardé un côté barbare, dans ses relations avec son entourage. Mais avec quelle générosité, avec quelle largeur de coeur il savait répondre à une confrontation juste et intègre. C’est ainsi que suite à une altercation d’une netteté presqu’insoutenable, il me téléphona pour m’offrir la Librairie La Proue, ce témoignage chrétien qui, depuis bientôt vingt ans, tient dans cette ville le cap d’un oecuménisme viril! Il nous faut cependant nous souvenir, pour nous-mêmes comme pour lui, que le Christ, pour lequel il avait un tel amour, n’est pas venu pour les justes mais pour des pécheurs. Par quelles souffrances dut-il aussi faire face à ce plus grand des vices, l’ingratitude, celle de sa seconde patrie, la nôtre, à laquelle il était resté si fidèle et à laquelle il avait tant donné du meilleur de lui-même!

Pourquoi une telle hostilité? Parce qu’à l’ouverture au monde – acceptable à tous – il avait ajouté l’amour de sa patrie première, la Serbie, livrée par l’Occident au mensonge et à la violence la plus barbare. Je me souviens, comme si c’était hier, du soir du 24 mars 1999. A vingt heures, je me trouvais à L’Age d’Homme, seul avec Vladimir au moment même où commençait le bombardement de son pays. Mon ami, mon frère pleurait, emporté par un chagrin immense; non pour sa patrie écrasée sous le mensonge et sous les bombes, mais sur l’Europe, sur cette Europe qu’il avait tant aimée et qui, comme au moment de la honte de Munich, avait perdu son âme! Il avait fort bien compris que le communisme, cette gangrène, était passé à l’Ouest et que le temps de la censure – institutionnalisée par l’instruction publique et par les médias, feutrée et intériorisée dans les âmes formatées par le mensonge – était maintenant sur nous. Il savait, aussi bien qu’Alexandre Soljenitsyne et qu’Alexandre Zinoviev, que le temps du samizdat, de l’autoédition, de la diffusion par soi-même, était dès à présent, ici en Occident, devenu notre pâture.

Ces dernières années, qui furent pour lui en Suisse romande le temps d’une grande solitude, furent aussi pour nous deux l’occasion d’une amitié profonde, fraternité marquée par une estime sans complaisance. La perte de son épouse, Geneviève, fut pour lui une grande douleur. La mort de son ami de toujours, Georges Haldas, lui fut dure à porter. Son ancienne complaisance envers ce qu’il nommait «son caractère barbare» fut chez lui l’objet d’un repentir profond pour tant de peines causées. Puis il découvrait la Bible, à la lecture de laquelle il encourageait si vivement ses frères serbes, comme un livre unique, un livre incomparable à tout autre, un livre qui était une source de vie. Des propos auxquels il se livrait en particulier lors des fêtes de la nativité du Christ célébrées par cette communauté orthodoxe lausannoise qu’il avait aidée à fonder. Ses préventions anciennes à l’égard de l’Ancien Testament étaient tombées et il comprenait combien les prophètes avaient des choses bien importantes à nous dire, nous qui vivions les mêmes désordres qu’Israël et que Juda de leur temps!

Un soir, lors d’une émission d’Apostrophes, Bernard Pivot lui demanda à brûle-pourpoint: «Monsieur Dimitrijevic, vous qui êtes si croyant, qu’attendez-vous de voir lorsque vous serez au ciel?» Et Vladimir Dimitrijevic de répondre sans la moindre hésitation: «La face de Dieu!» C’est, Dieu soit loué, bien cette Face Divine qu’il contemple dès à présent.

Que notre Dieu bienveillant et fidèle veuille, dans sa grâce souveraine, consoler sa fille Andonia et son fils Marko ainsi que ses deux petits-enfants. Qu’il vienne aussi au secours de tous les collaborateurs fidèles de L’Age d’Homme.

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