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Quand des écussons touchent au cœur

Roberto Berhard
La Nation n° 1973 9 août 2013

Innombrables sont les écrivains et poètes de langue étrangère qui ont chanté le Léman et ses rives. Guère connu est ce que le romancier et dramaturge allemand Carl Zuckmayer a écrit dans ses mémoires1 et qui ne nous laisse pas indifférents. Zuckmayer était, au XXe siècle, l’un des auteurs les plus appréciés dans les régions de langue allemande. Lors de l’avènement des nazis, il a émigré en Autriche. Après l’Anschluss, il s’est enfui d’abord en Suisse, puis aux États-Unis d’où il est rentré, après la deuxième Guerre mondiale, en Allemagne et en Autriche comme envoyé officiel de l’administration américaine, afin d’établir un constat sur la situation d’alors des institutions culturelles de ces pays. Mais il a fini ses jours à Zermatt, commune qui lui a accordé le droit de bourgeoisie. Il en a été fier.

Lors de sa fuite en Suisse, il a subi un traitement assez rude infligé par les agents suspicieux de la police des étrangers de zurich. Par la suite il a été accueilli à l’auberge «Bellevue» à Chardonne. Celle-ci était alors gérée par le couple Pelot. Ces aubergistes l’ont traité comme un membre de leur famille; il s’est lié avec eux d’une amitié durable. Il en parle longuement et tendrement dans ses mémoires.

Or, lors de sa première randonnée à travers les vignobles de Lavaux, il lui est survenu ce que je traduis ainsi: «Arrivant au petit village ancestral de St-Saphorin, j’ai trouvé, à l’entrée de la localité, l’écusson du Canton de Vaud, sculpté en pierre, peint en vert et blanc, les couleurs du Pays, et portant l’épigraphe «Liberté et Patrie» – la devise de ce canton. Je m’y suis arrêté longtemps. «Liberté et Patrie», j’ai pensé, que là où cela serait réuni, où l’on aurait les deux ensemble, là on pourrait vivre. Et peut-être cette réunion sera même possible dans cette malheureuse Allemagne. Je ne me gêne pas de dire que je suis tombé en larmes – je crois, pour la première fois depuis ma fuite.»

Certes, l’effet inattendu de l’écusson vaudois ne touchera pas seulement tout patriote de ce canton, mais peut également impressionner des Confédérés. Personnellement, j’ai observé un cas semblable. Nous étions rassemblés avec des amis autour d’une borne à la frontière italo-tessinoise. Elle portait la date à laquelle elle avait été posée: 1559. D’un côté, elle montre l’écusson milanais et l’inscription «STATVS MEDIOLAN», État de Milan. De l’autre, l’ancien écusson suisse rassemblant à celui de la Savoie ainsi que l’indication «LIGA HELVETICA» (encore une ligue…). C’est alors que je me suis rendu compte qu’un très vieil ami, né avant la première Guerre mondiale, était en larmes. Je lui ai demandé s’il ne se sentait pas bien. Sa réponse: «Non, c’est l’émotion due à la chance d’apercevoir, à mon âge, une frontière qui n’a pas bougé pendant des siècles, au sein de cette Europe toujours dans la tourmente.»

Notes:

1 Als wär’s ein Stück von mir (S. Fischer éditeur, Francfort s.M. et Hambourg 1969)

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