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La croissance économique

Jean-François Cavin
La Nation n° 2036 22 janvier 2016

Les économistes et les politiques ont les yeux rivés sur les chiffres de la croissance. Pour les premiers, il s’agit d’une information fondamentale pour mesurer la prospérité d’un pays et son évolution; au tournant de l’an, les instituts spécialisés rivalisent de zèle pour prédire le taux du développement, à la décimale près. Pour les politiques, la donnée économique se charge de connotations plus complexes. Dans les pays en proie au chômage, on espère que l’essor des affaires entraînera celui de l’emploi. Dans les pays repus qui s’offrent le luxe de dédaigner la richesse dont ils bénéficient, certains beaux esprits appellent de leurs vœux la fin de la course à la croissance et prônent qu’on cesse de vouloir le «plus» pour lui préférer le «mieux»; ils n’expliquent d’ailleurs pas clairement comment disjoindre les deux notions; car la qualité d’un produit en accroît généralement la demande; et la qualité de la vie en général, pour le vulgum pecus qui donne le ton sur le marché, ne va guère de pair avec la diminution de sa mobilité ou le rationnement des soins médicaux. Ces tendances antagonistes ont été illustrées, il y a un demi-siècle, d’une part par les adeptes de la «croissance continue» dont le porte-drapeau en Suisse était le professeur saint-gallois Kneschaurek, d’autre part par le «Club de Rome» favorable à la «croissance zéro».

Ce débat d’idées, pour passionnant qu’il soit, s’émousse dans la pratique, car on ne rencontre guère de travailleur refusant une augmentation de son salaire réel.

En examinant le phénomène de la croissance, il importe de distinguer l’évolution à court et moyen terme et la tendance à long, voire très long terme. Dans la durée courte, rien n’exclut les accidents conjoncturels, dus à des troubles politiques, à des soubresauts monétaires, à l’effondrement de titres pourris chez l’Oncle Sam, à la perte de confiance dans les gouvernants, et même à des cycles économiques classiques: celui du cochon, le plus célèbre, mais aussi celui qui peut toucher la construction; dans la Suisse de 1974, après des années de production de logements à un niveau record, en pleine surchauffe, le marché s’est trouvé soudain saturé (du moins les promoteurs en avaient-ils l’impression) et les bâtisseurs ont tiré la langue durant plus d’un lustre.

A long terme, en revanche, s’agissant des pays industrialisés, il semble bien que la tendance à la croissance soit une réalité. Des chiffres fournis par l’Université de Zurich, le Seco et deux instituts de recherche montrent notamment ceci, s’agissant de l’évolution du PIB dans le demi-siècle écoulé de 1964 à 2014:

– aux Etats-Unis, la croissance annuelle est généralement de 2% à 6%, avec une pointe à 7%, les seules années négatives étant 1974 (-0,5%, crise pétrolière), 1980 (-0,2%), 1984 (-2%), et 2008 (-1%) /2009 (-3%, crise des «subprimes»); la moyenne se situe vers 2,5%;

– en France, même image positive dans l’ensemble (eh oui!), en plus timide, avec des taux de croissance généralement situés entre 1% et 4%; des pointes vers le haut atteignent 6% à trois reprises entre 1964 et 1973; vers le bas, les chiffres sont légèrement négatifs en 1975 et 1993, plus lourdement en 2009 (-3%);

– en Suisse, évolution dans l’ensemble positive avec des taux de 1% à 4% et des résultats négatifs à quatre reprises seulement: 1974 (-6,3%, crises simultanées de la construction, du dollar et du pétrole), 1982 (-1,5%, stagflation), 1991 (-1%), 2009 (-2% environ, crise des «subprimes»); la moyenne se situe vers 2%.

Une autre série de chiffres concernant la Suisse nous est fournie par la Banque Migros; elle s’étend sur… cent trente-quatre ans depuis 1880 et donne une tendance «lissée»: pour chaque année, elle considère la croissance moyenne des dix années précédentes, calculée de plus par tête d’habitant. On y voit que les deux seules périodes où l’évolution fut négative dans la durée sont celle qui va des dernières années de la Première guerre mondiale jusqu’au début des années 1920 et celle de la Deuxième guerre mondiale. Les Trente Glorieuses se distinguent par une croissance réelle de 3%. Depuis le milieu des années 1970, on tourne autour de 1%, toujours en valeur réelle.

A quoi tient cette tendance générale à la croissance? Eliminons ou considérons avec circonspection certaines causes possibles:

– l’inflation, non déduite de la croissance nominale dans certaines communications (les politiques le font parfois…);

– l’accroissement de la population, qui gonfle naturellement le volume des affaires, mais sans amélioration de la situation de chacun;

– l’augmentation de la consommation des ménages, qui constitue certes un vecteur d’augmentation du PIB, mais va de pair avec une diminution de l’épargne et donc vers une propension à moins investir dans le futur.

La source essentielle de la croissance nous paraît être le progrès technique. Sans remonter à l’invention de la roue, la machine à vapeur et son application dans les fabriques et les transports, le moteur à explosion, celui à réaction, la domestication de l’électricité, la miniaturisation électronique, l’accumulation, le tri et la communication des données par l’informatique et internet, et l’on en passe, ont entraîné l’essor de l’industrie, du tourisme, de la finance, de la médecine appareillée, décuplé la capacité de production dans les ateliers, sur les chantiers, dans les bureaux (dans une moindre mesure) et centuplé la rapidité du travail. Demain, ce sera la génétique, et quoi d’autre encore qu’on ne soupçonne pas aujourd’hui…

Cette avancée constante, où l’épuisement d’une technique est relayé par l’apparition d’une autre, n’a rien à voir avec un progrès moral, ni même à bref délai avec une amélioration de l’équilibre économique. Car si elle ouvre de nouvelles perspectives à l’aventure humaine, elle provoque aussi des dégâts, du moins momentanés. Les nouvelles manières de faire anéantissent d’anciennes, au détriment de ceux qui les pratiquaient; c’est la «destruction créatrice» mise en évidence par Joseph Schumpeter (M. Luc Ferry, invité récemment à Lausanne par le Crédit Suisse, préfère parler de l’«innovation destructrice», à juste titre); ce sont les manifestations des ouvriers terrassiers contre la pelle mécanique qui leur volait leur travail et leur paie; c’est internet qui rend la poste aux lettres et les paiements au guichet partiellement obsolètes et conduit à la fermeture des offices à l’enseigne jaune des villages et des quartiers. Les politiques auraient tort de penser que la croissance de l’an prochain résorbera le chômage dans le même temps.

Mais, à long terme, la pelle mécanique a permis de multiplier les chantiers et les emplois qualifiés dans le monde de la construction!

Si la croissance économique résulte de la créativité et de l’ingéniosité des hommes, elle ne cessera pas – avec des hauts, des bas, des pannes peut-être durables – tant qu’il y aura des bipèdes dotés d’une cervelle féconde. Même la crainte de l’épuisement des ressources naturelles sera un stimulant pour de nouvelles recherches, de nouvelles rationalisations augmentant l’efficience du travail, de nouvelles productions. Et le débat idéologique «pour ou contre la croissance» n’a pas lieu d’être.

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